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lait la Bible du soldat. Ici c'est le vieux maréchal de Vieilleville, représenté par son secrétaire Carloix, homme aussi calme que brave, qui résiste à l'influence des passions contemporaines, et conserve, au milieu des fureurs des partis, la modération, la douceur et la générosité. Plus loin nous trouvons les deux Tavannes; Jean, rédacteur des mémoires de leur père Gaspar, et Guillaume qui écrit ses propres souvenirs, l'un frondeur et satirique, boudant la cour avec une fierté toute féodale; dur guerrier, inflexible sectaire, vainqueur à Jarnac et à Montcontour sous le nom du duc d'Anjou (Henri III), il fait partie des deux conseils qui précèdent l'affreuse journée de la Saint-Barthélemy et meurt tranquille, sans remords, sans repentir; Guillaume, esprit doux et modeste, fidèle à ses rois et résigné dans une injuste disgrâce, combattant son propre frère, qu'il aime et sert sans blesser l'austérité de ses devoirs : âme pleine de grandeur simple, physionomie antique. Ses mémoires ont quelque chose de son caractère, aussi bien par leur sujet que par leur style : ils embrassent modestement un épisode secondaire des événements contemporains, l'histoire spéciale de la Bourgogne. La même pureté d'âme avec plus d'héroïsme distingue, dans le parti opposé, le brave et irréprochable La Noue, une des gloires de la France, le Bayard des huguenots, le Catinat du XVIe siècle. « C'était un grand homme de guerre, disait Henri IV, et encore plus un grand homme de bien. » Coligny avait aussi écrit des mémoires. « L'amiral ne passa pas un seul jour, dit Brantôme, que devant que se coucher, il n'eût écrit de sa main, dans son papier-journal les choses dignes de mémoire, qui étaient arrivées dans les troubles. Il fut trouvé, à sa mort, un très-beau livre qu'il avait lui-même composé.... Il fut apporté au roi Charles IX, qu'aucuns trouvèrent très-beau et très-bien fait et digne d'être imprimé; mais le maréchal de Retz en détourna le roi et le fit brûler.... envieux de la mémoire de cet illustre personnage. » Grâce à ce vandalisme, il ne nous reste de Coligny que le Discours sur le siége de Saint-Quentin (1557), composé, comme les mémoires du Jeune aventureux, dans la forteresse de l'Écluse. On y trouve une précision toute militaire, l'amour de

l'exactitude historique et une certaine façon de dire qu'on peut appeler la naïveté de l'héroïsme.

Un autre protestant, moins célèbre dans l'histoire, plus remarquable comme écrivain, c'est Régnier de La Planche, sectaire passionné, mais plein de verve et très-bien informé. Son livre de l'État de la France sous François II est un des ouvrages les plus remarquables de l'époque qui nous occupe. Comme contraste piquant à la franchise passionnée de ces auteurs, on rencontre, dès l'entrée du xvIe siècle, les frères du Bellay, pleins de prudence, de retenue, et dont les mémoires portent quelquefois le caractère d'un récit officiel; les diplomates d'Ossat et du Perron, le grave président Jeannin; puis le discret Chaverny, timide dans ses récits par réserve diplomatique, comme Palma Cayet par convenance et par modération. Tout à coup la scène change, et vous avez devant vous le courtisan Brantôme, impartial par corruption, indifférent au vice et à la vertu, dont il n'a jamais compris la différence; excellent témoin des turpitudes du xvIe siècle, il n'a ni la pudeur qui les dissimule, ni l'indignation qui les exagère. Voici Pierre de L'Estoile, conseiller du roi et grand audiencier en la chancellerie de France, qui nous apporte ses précieux journaux, si dignes de foi par leurs contradictions mêmes. Ici ce n'est plus l'homme qui parle les événements de chaque jour viennent parcelle à parcelle se déposer sur ce livre que l'auteur se contente de leur ouvrir. » L'Estoile, dit M. Saint-Marc Girardin, annaliste badaud, écrit chaque soir, avec une régularité scrupuleuse, ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu dire, mêlant les affaires de son ménage avec les affaires de l'État; indifférent en religion et spectateur minutieux des processions et des cérémonies. »

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Pour qu'aucune nuance ne manque à cet ensemble, une femme vient pour ainsi dire couronner la collection par son esprit, sa finesse d'observation, sa grâce égoïste et légère: Marguerite de Valois, première femme de Henri IV, ne parle guère que d'elle-même dans ses mémoires. « Le moi domine dans son livre; mais, comme tous les égoïstes de génie ou d'esprit, elle intéresse à ce moi et le fait aimer. Et puis, sous

le rapport du style, ses mémoires sont peut-être supérieurs à tous ceux de son temps.... L'âme, l'esprit, le caractère de la femme y percent à chaque page. Savante comme on l'était alors, mais sans le pédantisme qui gâtait la science, naïve et sympathique dans le sentiment, claire et dégagée dans le tour, précise et délicate dans l'expression, elle forme la transition entre le xve et le xvir siècle, entre Christine de Pisan et Mme de Sévigné '. ›

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L'historien de Thou.

Les mémoires sont les dépositions des témoins: l'histoire est la sentence du juge. Jacques-Auguste de Thou fut l'historien du xvIe siècle. Membre de cette stoïque noblesse parlementaire dont nous avons déjà parlé, fils du premier président Christophe de Thou, beau-frère d'Achille de Harlay, ainsi que du chancelier Chaverny, et président lui-même, il porta dans la composition de l'histoire l'impartialité de ses autres fonctions, et se fit du rôle d'écrivain une seconde magistrature. Lui-même s'était formé la plus haute idée de ses nouveaux devoirs, et confondait dans sa pensée la justice de l'histoire et la justice des tribunaux, dont il réunissait en lui la double majesté. « Ce que doit faire, dit-il, un juge intègre, quand il va prononcer sur la vie ou sur la fortune des citoyens, je l'ai fait avant de mettre la main à cette histoire; j'ai interrogé ma conscience et me suis demandé, à plusieurs reprises, si je n'étais pas ému de quelque ressentiment trop vif qui pût m'emporter hors des voies de la justice et de la vérité. » Cette préparation morale n'était que l'indice et l'augure des études par lesquelles de Thou devait préluder à son grand travail. Quinze années de sa vie furent employées à en rassembler les matériaux. Il visita les champs. de bataille, fouilla les archives et les bibliothèques, feuilleta tous les journaux des généraux d'armée, tous les actes des ambassadeurs, les mémoires et les instructions des secré

4. Baron, Histoire abrégée de la littérature française jusqu'au xvII® siècle, t. II, p. 200. Cet ouvrage nous semble un des plus consciencieux et des meilleurs qu'on ait publiés sur notre littérature nationale.

2. Né à Paris en 1553, mort en 4647.

taires d'État; il ramassa de toutes parts ce qu'il pouvait y avoir d'histoires imprimées, et fit copier pour son usage celles qui ne l'étaient pas; enfin sa position sociale, ses nombreuses et honorables relations lui permirent de consulter les personnages les plus marquants de la France et de l'Europe, et l'introduisirent dans la connaissance la plus profonde des mystères de la politique. Dirigée par tant de conscience, éclairée par tant de travaux, la magistrature historique de Jacques de Thou fut acceptée par ses contemporains dans les termes où il l'avait posée lui-même : les hommes d'État attendaient ses décisions comme des arrêts; ils plaidaient devant lui la cause de leur gloire. « Je vais travailler à m'obtenir une place dans quelque petit coin de votre histoire, disait à de Thou, en partant pour la guerre, le maréchal de La Châtre. Jacques Ier, roi d'Angleterre, entretint avec l'historien une négociation presque diplomatique pour obtenir qu'il effaçât quelques mots de son livre. De Thou sortit de cette épreuve respectueux, mais inflexible : le roi perdit son procès; les mots fatals restèrent.

Impartialité, lumières, amour de l'humanité, tout semblait concourir à faire de l'histoire du président de Thou une de ces œuvres définitives qu'on copie, qu'on abrége, mais qu'on ne refait pas. Cependant elle n'échappe point à la destinée commune qui pèse sur tous les ouvrages de cette époque elle manque de ces proportions régulières et élégantes que les anciens savaient donner aux compositions littéraires, ainsi qu'aux productions de l'art. Ce vaste récit qui embrasse dans son étendue immense les annales du monde policé, pendant toute la seconde moitié du xvre siècle, reproduit le mouvement, l'agitation, la diversité, mais aussi le désordre de son sujet. L'auteur multiplie les détails. avec une profusion indiscrète. L'importance relative des événements, cette perspective de la narration, y est presque toujours négligée. De Thou est, pour ainsi parler, trop consciencieux il veut tout dire, et efface le relief sous la confusion. L'illusion du point de vue aide celle du scrupule. De Thou est trop près des faits qu'il raconte certains détails usurpent dans ses pages, comme dans l'opinion contem

poraine, une importance exagérée. Enfin, comme il écrit. l'histoire à mesure que les événements la font, il ne peut embrasser d'un seul regard l'ensemble et la signification de l'époque, ni subordonner les faits aux idées qu'ils développent. Il suit péniblement l'ordre chronologique et chemine à tâtons dans les destinées du siècle, en s'appuyant sur chaque année. On sent que l'histoire touche encore aux mémoires qui l'environnent: elle ne s'en détache que par sa grandeur, sa science, son impartialité.

Elle s'en sépare encore par la langue qu'elle parle. Pour rendre dans toute sa majesté cette grande symphonie de l'histoire, de Thou manquait d'instrument: la France n'avait pas encore de langue noble. Il eut recours à l'idiome antique qui avait revêtu tant de chefs-d'œuvre, et qui, rendu désormais à la vie, servait de lien à toute l'Europe savante. Loin d'être un retour au passé, l'emploi de la langue latine dans une histoire universelle était une généreuse aspiration vers l'avenir, un noble appel à l'unité future; mais si l'intention était louable, le succès était impossible. L'usage d'une langue ancienne, outre qu'il a nui à la popularité de l'œuvre, a même altéré en quelque chose la vérité de l'expression et la naïveté de l'image. L'originalité de la pensée ne se conserve qu'à demi dans ce style d'emprunt qui l'interprète plutôt qu'il ne l'exprime. On sent quelque chose de contraint et de gêné qui arrête le libre mouvement de l'éloquence; et les événemens semblent perdre leurs formes et leurs couleurs naturelles au contact toujours glacé d'une langue morte1.

L'histoire nous ramène donc, avec le président de Thou, au point où nous avaient déjà conduits les pamphlets avec la Satire Ménippée : nous touchons, sans y entrer encore, à cette époque heureuse pour les arts, où tous les éléments de la civilisation moderne, unis enfin dans une harmonie parfaite, vont produire de véritables chefs-d'œuvre; où l'expression, où la langue elle-même, assouplie par les longues

4. Voyez, Sur la Vie et les OEuvres de J. A. de Thou, les discours de MM. Patin et Ph. Chasles, qui ont partagé le prix d'éloquence de l'Académie française en 1824.

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