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CHAPITRE XXIV.

L'ELOQUENCE AU XVI SIÈCLE.

LUTHER ET CALVIN; LE LIVRE De l'institution de la religion CHRÉTIENNE. - IGNACE DE LOYOLA ET LES JÉSUITES. -LE CHANCELIER DE L'HÔPITAL. LES PRÉDICATEURS DE LA LIGUE.

Luther et Calvin: le livre de l'Institution de la religion chrétienne.

Avec Jean Cousin et Cujas, avec Rabelais, Érasme et Montaigne, la réforme était accomplie dans les idées; l'art, le droit, la philosophie étaient émancipés: restent le culte et la politique. Nous allons en suivre la destinée au xvi® siècle, à travers leur expression littéraire, l'éloquence et l'histoire. La réformation religieuse fut l'oeuvre du nord. Les instincts de races vinrent compliquer les questions de dogmes. Le réveil des individualités nationales était un des caractères de l'époque.

Les peuples, comprimés dans la sévère unité du moyen. âge, échappèrent alors au moule uniforme qui les avait si longtemps enveloppés, et tendirent à cette autre unité, bien lointaine encore, qui doit naître de la vue spontanée de la même vérité par tous les hommes, résulter du développement libre et original de chaque nation, et, comme un vaste concert, réunir d'harmonieuses dissonances. L'Europe, sans conscience du but, saisissait avidement le moyen, l'insurrection; on ne songeait qu'à renverser, sans penser encore à reconstruire. Le XVIe siècle fut l'avant-garde du XVIII. De tout temps le nord avait subi en frémissant le joug antipathique du midi. Sous les Romains, la Germanie, cent fois vaincue, n'avait jamais été domptée; elle-même avait envahi l'empire et déterminé sa chute. Au moyen âge la lutte avait continué sous des noms différents; ce n'étaient plus seulement des instincts, mais des idées qui combattaient : la force et l'esprit, la violence et la politique, l'ordre féodal et la hiérarchie catholique, l'hérédité et l'élection, tels étaient

les principes divers qui accusaient l'opposition des deux races. Au xvi siècle, la scission longtemps pressentie éclata. Le dogme catholique, attaqué depuis sa naissance par de nombreuses hérésies, avait jusque-là triomphé complétement. Sans remonter au berceau de l'Église, Arnaud de Brescia en Italie, Valdo en France, Wiclef en Angleterre, avaient tenté des réformes éphémères étouffées par des supplices. En Allemagne, Luther parut, et la réforme fut accomplie l'unité catholique fut à jamais brisée.

En 1511, Martin Luther, moine augustin d'Erfurth, fut envoyé à Rome pour les affaires de son ordre. Il éprouva; d'une manière plus énergique, la même répulsion qui frappait alors tous les Allemands qu'y conduisait si fréquemment la guerre. Les magnificences de la papauté, les pompes dont le culte aime à s'entourer dans les contrées méridionales, les vices d'une élégante civilisation révoltèrent la sévère barbarie du Germain. Il ne put contempler sans scandale les fêtes idolâtriques de la nouvelle Babylone. La vente des indulgences, affermées par le pape à l'archevêque de Mayence, Albert de Brandebourg, sous-louées par Albert aux banquiers Fugger, débitées de village en village par le dominicain Tetzel, firent éclater l'indignation de Luther. Il éleva doctrine contre doctrine, lança anathème contre anathème, et, le 10 décembre 1520, brûla solennellement, à Wittemberg, la bulle du pape Léon X, avec les décrétales de ses prédécesseurs, le corps du droit canon, et la Somme de saint Thomas d'Aquin.

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Dès lors commença cette guerre implacable de la parole, qui fit naître dans la suite tant de guerres sanglantes. Enfermé dans le château de Wartbourg, Luther, pendant neuf mois, ne cessa de remuer l'Allemagne et l'Europe du fond de son asile inconnu. « Ses pamphlets théologiques imprimés aussitôt que dictés, pénétraient dans les provinces les plus reculées; on les lisait le soir dans les familles, et le prédicateur invisible était entendu de tout l'Empire. Jamais écrivain n'avait si vivement sympathisé avec le peuple. Ses violences, ses bouffonneries, ses apostrophes aux puissants du monde, aux évêques, au pape, au roi d'Angleterre, qu'il

traitait avec un magnifique mépris d'eux et de Satan, charmaient, enflammaient l'Allemagne, et la partie burlesque de ces drames populaires n'en rendait l'effet que plus sûr........ Ce qui distinguait Luther, c'était moins sa vaste science qu'une éloquence vive et emportée, une facilité alors extraordinaire de traiter les matières philosophiques et religieuses dans sa langue maternelle : c'est par où il enlevait tout le monde1. » Ses écrits n'étaient pas moins puissants que ses discours. « C'est la parole, disait-il, qui, pendant que je dormais tranquillement et que je buvais ma bière avec mon cher Mélanchthon, a tellement ébranlé la papauté, que jamais prince ni empereur n'en a fait autant. »

Le nouvel apôtre était bien la voix du génie allemand. · Audacieux, ardent par la pensée, à la fois métaphysicien et poëte, il remplaçait les arts plastiques du midi, la poésie des sens, par l'émotion rêveuse et passionnée de l'âme de tous les arts, il n'aimait que la musique. L'Allemagne a toujours volontiers abdiqué l'action, pourvu qu'on lui laissât la pensée Luther proclamait la justification par la foi et l'impuissance des œuvres. Il niait la liberté morale et jetait les bases du libre examen. Car, selon lui, le laïque est l'égal du prêtre; plus de Pères, plus de conciles; la chaîne de la tradition catholique est rompue : l'Église n'a plus d'autre loi que l'Ecriture, et l'Écriture d'autre commentaire que la raison 2.

Un Allemand, orateur et poëte, avait créé la réforme; un Français, homme d'action et dialecticien, en coordonna la doctrine. Jean Cauvin 3, fils d'un procureur fiscal et notaire apostolique de Noyon, avait reçu dans la savante université de Bourges l'influence des opinions nouvelles. La suppression du culte extérieur, la destruction de toutes ces pompes imposantes par lesquelles le catholicisme s'adresse au sentiment et à l'imagination, satisfaisaient cet aride esprit. Calvin

4. Michelet, Précis de l'histoire moderne, p. 103 et 407.

2. A la diète de Worms (1524), Luther déclara qu'il ne pouvait rien rétracter, à moins d'être convaincu d'erreur par l'Ecriture sainte, ou par des raisons évidentes.

3. Qui latinisa son nom suivant l'usage des lettrés, et se fit appeler Calvinus ou Calvin. Né en 1509, mort en 4564.

était un raisonneur austère, irréprochable dans sa vie, inflexible dans sa pensée, net et subtil dans sa parole; son visage amaigri, son regard pénétrant et dur annonçaient un homme fait pour devenir « le législateur despotique d'une démocratie1. » Il n'avait du caractère national que les qualités intellectuelles, la clarté, la précision, la logique; il ne séduisait pas les cœurs comme Luther, il enlaçait les esprits dans les replis serrés de son syllogisme'.

Le 1er août 1535, Calvin dédia au roi François Ier son Institution de la religion chrétienne. C'était l'œuvre la plus importante qu'eût produite encore la réforme, une exposition méthodique des dogmes et de la discipline. Ce livre, écrit avec un talent incomparable par un jeune homme de vingt-six ans, prétendait être pour le protestantisme ce que la Somme de saint Thomas, brûlée naguère par Luther, avait été pour la théologie catholique. La dédicace est un chefd'œuvre où l'adresse et le raisonnement s'élèvent quelquefois jusqu'à l'éloquence. L'auteur ne dissimule pas qu'il « a compris ici quasi une Somme de cette même doctrine que plusieurs estiment devoir être punie par prison, bannissement, proscription.» Mais il fait observer au roi « qu'il ne resteroit innocence aucune n'en (ni en) dits, n'en faits, s'il suffisoit d'accuser. Énumérant ensuite les principales objections qu'on adresse ordinairement à la religion réformée, il leur oppose méthodiquement d'habiles réponses. Il invoque l'attention et la justice du prince dans un langage d'une dignité impérieuse : « C'est votre office, sire, de ne détourner vos oreilles ni votre courage d'une si juste défense, principalement quand il est question d'une si grande chose; c'est assavoir comment la gloire de Dieu sera maintenue sur la terre, comment sa vérité retiendra son honneur et dignité, comment le règne de Christ demeurera en son entier. O matière digne de vos oreilles, digne de votre juridiction, digne de votre trône royal! Car cette pensée fait un vrai roi, s'il se reconnoît être vrai ministre de Dieu au gouvernement de son royaume; et au contraire celui qui ne règne point à cette

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4. Villemain.

2. Henri Martin, Histoire de France, t. IX.

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fin de servir à la gloire de Dieu, n'exerce pas règne mais brigandage. » Ce langage altier renferme presque une menace. L'insurrection démocratique était en germe dans la doctrine protestante, mais elle y était seulement en germe. Ses premiers apôtres étaient loin de l'apercevoir. Luther avait dit « Ne combattez jamais votre maître, fût-il tyran, et sachez que ceux qui l'oseront attaquer trouveront leur juge. Calvin disait avec saint Paul: «Tout pouvoir vient de Dieu. » Et quoiqu'il préférât le gouvernement aristocratique, il ajoutait que « les rois sont d'institution divine. Si ceux qui, par la volonté de Dieu, vivent sous des princes, et sont leurs sujets naturels, transfèrent cela à eux, pour être tentés de faire quelque révolte ou changement, ce sera nonseulement une folle spéculation et inutile, mais aussi méchante et pernicieuse'. » Il pensait tracer à l'indépendance une infranchissable limite en déclarant que « la liberté spirituelle peut très-bien consister avec la servitude civile. »> Le temps et l'histoire devaient être encore meilleurs logiciens que Calvin.

Ce sectaire imposait même à la liberté de conscience d'assez étranges limites. Homme d'ordre et d'organisation, il voulait constituer la réforme et non la développer; tous ses désirs étaient de substituer Genève à Rome. Il reprochait à l'Église catholique ses prétendues erreurs, et non sa souveraine puissance: Calvin voulait être aussi absolu, mais plus éclairé. Loin d'excuser ses ambitieuses prétentions, sa doctrine porte l'empreinte de la sécheresse de son âme. Poussant à l'extrême les principes de saint Augustin sur la prédestination, il se fait un Dieu impitoyable, plus cruel que le Destin antique; car ce Dieu crée volontairement le mal. Il crée les hommes pour sauver le petit nombre et damner le grand, sans que les prédestinés de l'enfer puissent réagir contre leur destinée, car ils n'ont point de libre arbitre. Calvin laisse pourtant à l'homme une ombre de volonté pour justifier son Dieu et pour motiver le précepte que lui-même

4. Institution chrétienne, 1. IV, ch. xx.

2. Ibidem.

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