Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

En notre langue, disait Montaigne, je trouve assez d'étoffe, mais un peu faute de façon. Alors, en effet, ceux qui pensent connaissent peu l'art d'écrire; ceux qui cultivent l'art d'écrire ne songent guère à penser. D'un côté nous avons les harangues, les mémoires, les pamphlets, les satires, les traités dogmatiques et polémiques, les essais philosophiques, tout ce qui contient l'esprit, l'âme même de l'époque; de l'autre une jeune et audacieuse école de disciples de l'art antique, qui s'efforcent de créer de toutes pièces une langue noble, une poésie sérieuse, et n'oublient que de lui donner une âme. Cette séparation, ce divorce entre la pensée inspiratrice et la forme littéraire est, selon nous, le trait saillant de la littérature du xvIe siècle. Sans doute il exista alors des auteurs d'un rare talent; on n'écrira jamais avec plus de verve et d'originalité que Montaigne, avec un bon sens plus net, plus incisif que Rabelais. Mais la langue de ces grands écrivains n'appartient qu'à eux seuls. Chacun d'eux l'improvise pour le besoin actuel de sa pensée. Il n'y a pas alors de formes universelles et communes à tous, espèces de monnaies courantes frappées d'une empreinte connue.

Cette circonstance peut être en général favorable à l'indépendance du talent; mais elle était contraire à l'esprit éminemment social et communicatif des Français. Le peuple destiné à devenir l'intermédiaire entre les peuples, le propagateur des idées, l'apôtre infatigable de la civilisation avait besoin d'une langue logique, régulière, universelle. La littérature française devait, pour agir sur le monde, se centraliser comme la monarchie.

Nous suivrons, dans cette rapide esquisse du xvre siècle, la division que la nature même de son développement vient de nous indiquer. Nous examinerons d'abord la pensée et en quelque sorte la vie de cette société, autant qu'elle se manifestera dans les monuments écrits. Nous observerons, dans la société française, le goût des arts et de la civilisation italienne, le culte de l'érudition antique, les hardiesses de la philosophie naissante. Nous verrons les passions religieuses et politiques passer de la bouche des orateurs sous la plume des pamphlétaires et de là dans les pages plus durables,

plus impartiales des mémoires et des traités; trois degrés divers par lesquels les actions deviennent des livres, sans constituer encore une littérature. Ce sera la première partie de notre étude sur le xvIe siècle. La seconde nous fera assister à la grande tentative de réforme littéraire rendue nécessaire par l'insuffisante poésie de Marot, réforme proclamée par du Bellay, exagérée par Ronsard, restreinte et régularisée par Malherbe.

Influence de l'Italie.

L'Italie fut, au XVIe siècle, l'initiatrice de la France. Déjà, dans l'âge précédent, cette contrée nous avait envoyé comme un souffle de renaissance. Nous voyons autour du trône de Charles VI trois femmes, trois Italiennes célèbres à divers titres, sa belle-sœur Valentine de Milan, sa femme Isabeau de Bavière, fille d'une Visconti, et la modeste, la savante Christine de Pisan. Mais une fois délivrée des guerres anglaises, c'est-à-dire enfin constituée et forte de son unité, la France sentit pendant plus d'un demi-siècle une puissante impulsion qui l'entraînait de l'autre côté des Alpes. Les ambitions et les intérêts des princes furent les causes occasionnelles de ces expéditions; un mobile caché y poussait la nation entière: c'était, comme au temps des invasions barbares, l'irrésistible attrait d'une heureuse et riche contrée, la vague séduction d'une civilisation supérieure. La jeune noblesse qui environnait Charles VIII ne rêvait que la belle Italie, son opulence et ses voluptés. Le climat du midi et sa splendide nature furent comme une première révélation des arts pour les rudes enfants de Lahire et de du Guesclin. Sous Louis XII, ce premier enseignement a déjà porté ses fruits; le cardinal-ministre, George d'Amboise, frappé d'admiration à la vue des merveilles qui remplissent la Lombardie, des imposantes créations de Bramante et de Léonard de Vinci, se fait le centre du mouvement nouveau, et donne le signal d'une des plus belles périodes de l'architecture française.

Bientôt François Ier offre un protecteur aux arts de l'Italie et un ami à ses artistes. C'est à lui que Raphaël envoie plusieurs de ses chefs-d'œuvre. C'est pour lui que le Prima

tice vient déployer à Fontainebleau sa poétique imagination et son élégance à la fois forte et voluptueuse. C'est à son appel que Jean Cousin, notre Michel-Ange, fonde l'école française et opère la transition de la peinture sur verre à la peinture à l'huile. Cependant s'élèvent de tous côtés ces châteaux de la Renaissance, qui viennent remplacer sur notre sol les forteresses féodales; c'est Madrid, l'élégant manoir du bois de Boulogne; c'est la Muette, SaintGermain, Villers-Cotterets, Chantilly, Follembray, et ce palais de fées créé au fond des bois de la Sologne, le merveilleux et fantastique Chambord. Toute la noblesse, lasse du triste séjour des noirs et solitaires donjons, accourt près du roi-chevalier, dans ces élégantes et somptueuses demeures où la vie s'écoule dans une fête éternelle. On voit arriver à l'envi les grands seigneurs et leurs jeunes femmes, les érudits et les artistes, étrange et brillante société où la science est admise à titre de luxe, où les hardiesses de la pensée sont accueillies comme une jouissance nouvelle de l'imagination.

Loin de s'éteindre avec François Ier, l'influence italienne vint au contraire prendre officiellement possession du trône des Valois. Catherine de Médicis, qui joignait toutes les qualités de l'esprit à tous les vices du cœur, avait apporté de Florence le noble goût des beaux-arts. Non contente de protéger les artistes, elle participait elle-même à leurs travaux. Philibert Delorme, qui construisit pour elle le palais des Tuileries, la loue du grandissime plaisir qu'elle prend en l'architecture, pourtrayant et esquichant les plans et les profils des édifices qu'elle fait élever1. C'est sous son triple règne que la Renaissance trouva enfin son expression artistique la plus élevée et la plus significative, la poésie. Ici encore, au milieu d'innovations plus importantes dont nous aurons bientôt à parler, se montrèrent les traces nombreuses de l'imitation italienne. Joachim du Bellay préconise le sonnet presque à l'égal de l'ode; Ronsard doit à l'inspiration des poëtes de l'Italie quelques-unes de ses meilleures pièces,

1. Traité de l'architecture. Paris, 1567.

les seules que tâchent de reproduire ses disciples Desportes et Bertaut. Il n'est pas jusqu'aux jeunes seigneurs qui, d'abord par fanfaronnade guerrière, et ensuite par esprit courtisanesque, ne mêlent à la vieille langue de leurs pères les idiotismes toscans, qu'ils ont rapportés du théâtre de leurs exploits, ou recueillis dans la conversation de leur reine et de ses filles d'honneur.

Étude de l'antiquité; invention de l'imprimerie; Collége

de France.

A considérer ainsi isolément la tranquille invasion de l'art italien dans la France, il semble qu'il va se borner à y fournir la même carrière que dans sa terre natale, jetant sur son passage des rayons semblables, mais affaiblis. On s'attend presque à retrouver de ce côté des Alpes l'élégante mais timide contrefaçon de la Renaissance ultramontaine. Il n'en fut rien néanmoins; les événements de l'histoire, l'agitation des esprits troublèrent violemment la civilisation du XVIe siècle, mais enrichirent son cours d'un sédiment fécond. Les travaux mêmes auxquels l'Italie avait convié l'Europe portaient en eux le germe d'une rénovation intellectuelle et politique. L'Italie moderne ne se présentait pas seule à l'étude de la France, elle amenait avec elle toute l'antiquité grecque et romaine; et, bien que le culte de la science classique dût souvent ressembler à une superstition, cette innovation n'en fut pas moins un immense progrès : en changeant de servitude, la pensée moderne apprenait à être libre.

L'empire de Constantinople s'était écroulé en 1453. De savants Grecs, échappés à l'asservissement de leur patrie, étaient venus chercher un asile en Italie, et payaient l'hospitalité des Latins par l'enseignement de la langue d'Homère et de Démosthène.

Le 19 janvier 1458, l'Université de Paris reçut une demande de Grégoire, né à Tiferno, dans le royaume de Naples, à l'effet d'être admis dans son sein comme professeur de grec et de rhétorique. Cette offre fut accueillie; mais le nouvel enseignement, isolé au milieu des chaires de logique

et de théologie scolastiques, regardé avec défaveur par les partisans coalisés des vieux systèmes, se vit à peine toléré, et ne porta que des fruits médiocres. Toutefois la tradition ne s'en perdit pas; ce fut d'un des élèves de Grégoire qu'un jeune Allemand destiné à une haute célébrité, Reuchlin, le patron. et le maître de Mélanchthon, apprit, vers l'an 1470, les premiers éléments de la langue grecque. Quelques années plus tard, Reuchlin retrouvait dans la même ville, pour professeur de grec, un véritable enfant de la Grèce, qui toutefois devait sa célébrité plutôt à sa patrie qu'à son savoir 1: c'était George Hermonyme. Seul alors à Paris, il parlait ou plutôt balbutiait le grec, et n'avait pas plus le désir que la capacité de l'enseigner aux autres. Mais ses rares élèves suppléaient à l'insuffisance de ses leçons par un dévouement à l'étude qui avait quelque chose de l'enthousiasme religieux des néophytes. « Je me suis donné de toute mon âme à l'étude du grec, écrit l'un d'eux, et aussitôt que j'aurai quelque argent, j'achèterai des livres grecs d'abord et ensuite des vêtements 3. » Bientôt après les livres devinrent moins rares. L'Italie avec laquelle continuaient nos rapports, multipliait ses doctes envois. Déjà commençaient à circuler des livres qu'on croyait encore manuscrits, mais remarquables par la régularité extraordinaire de l'écriture, de plus à bon marché et en grand nombre. Plus on en achetait, plus il y en avait à vendre. Ils se trouvaient, chose merveilleuse! tous semblables entre eux, comme s'ils fussent tous sortis au même instant de la même main. L'imprimerie, qui ne fut d'abord que l'art de graver ou de stéréotyper sur bois, procédé connu en Chine de temps immémorial, devint, vers 1450, l'invention. admirable des caractères mobiles. On l'attribue généralement à Guttenberg, né à Mayence, mais établi à Strasbourg. Fust, riche négociant de cette première ville, aida l'inventeur de ses capitaux; et Schoeffer, leur collaborateur, perfec

4. Non tam doctrina quam patria clarus. » Beati Rhenani epistola ad Reuchlinum, folio 52.

2. « Unus Georgius Hermonymus græce balbutiebat, sed talis ut neque potuisset docere, si voluisset; neque voluisset, si potuisset, » Erasmi epistola

LVIII.

3. Erasmi epistola xxIx.

« PreviousContinue »