Page images
PDF
EPUB

qu'au jour mystérieux des vitraux coloriés ou des cierges bénits, aux sons graves et étranges de l'orgue, se déroulaient les longues processions, choeurs somptueux de la tragédie chrétienne. Ensuite commençait la représentation des saints mystères. C'était, à Noël, l'office du Præsepe ou de la crèche; celui de l'Étoile et des trois rois mages, au jour de l'Épiphanie; celui du sépulcre et des trois Maries, à Pâques, véritables drames, où l'on voyait, par exemple, les trois saintes femmes représentées par trois chanoines, la tête voilée de leur aumusse pour compléter la ressemblance, ad similitudinem mulierum, dit le rituel; ou bien c'était un prêtre qui, montant sur le jubé et quelquefois sur la galerie extérieure au-dessus du portail, représentait l'ascension du Christ. Les rôles mêmes écrits et récités ou plutôt chantés, ne manquent pas à ces mystiques acteurs. Dans le récit de la passion les paroles que l'Évangile prête à chaque personnage sont confiées à autant de prêtres, dont chacun parle à son tour et donne ainsi plus de vérité et de vie au dialogue. Là était le germe du théâtre chrétien, des mystères ou actions dramatiques tirées de l'Écriture sainte. Les miracles, autre genre de représentations qui avaient pour sujet la vie merveilleuse des saints, naquirent aussi du culte d'une façon analogue. Les proses ou séquences chantées avant l'évangile, n'étaient d'abord qu'une modulation mélodieuse, qui terminait la grande doxologie (in sæcula sæculorum amen). On y substitua des chants destinés à célébrer les louanges du saint dont l'Église célébrait la fête. Quelquefois deux clercs revêtus de la chape montaient au jubé, et dans une espèce de dialogue, chantaient alternativement l'un en latin, l'autre en roman, la gloire du martyr ou du confesseur. C'est ce qu'on appelait épîtres farcies, epistolæ farcitæ, sans doute à cause du mélange des deux idiomes. Ainsi s'introduisait dans le culte non-seulement le drame, mais encore la langue vulgaire que le drame devait bientôt exclusivement employer.

Il nous reste des monuments curieux qui constatent la transition de la forme narrative de la Bible à la forme dramatique des mystères : ce sont déjà de véritables drames, des dialogues en vers, où figurent plusieurs interlocuteurs, et

où se trouve toutefois encore une narration également versifiée, qui servait à lier les différentes parties du dialogue et formait le rôle spécial d'un personnage analogue, sous quelque rapport, au chœur antique. On y trouve, par exemple, des passages comme celui-ci :

PILATUS.

Levez, sergent, hativement
Allez tôt là où celui pend;
Allez à ce crucifié,

Savoir ou non s'il est dévié (mort).

- Donc s'en allèrent deux sergents

Des lances dans leurs mains portants;

Ils ont dit à Longin le cieu (l'aveugle, cocus)
Qu'ont trouvé séant en un lieu :

UNUS MILITUM.

Longin, frère, veux-tu gagner (de l'argent)?

LONGINUS.

Oïl, bel sire, n'en doutez mie.

De pareils drames ne diffèrent en rien, pour la forme, du récit des évangélistes: le dialogue ne s'est pas encore complétement dégagé du récit. Il est même encore accompagné de la musique. Nous voyons dans les manuscrits des plus anciens mystères chaque ligne du texte surmontée de sa notation. Il est donc certain que le culte catholique contenait le germe des représentations sérieuses du moyen âge.

Souvenirs du théâtre païen.

Cet élément hiératique se développa sous des influences étrangères. La plus puissante de toutes fut le goût traditionnel des jeux scéniques, perpétué depuis le temps des Romains parmi les populations du midi de l'Europe, et qui protégea si longtemps contre les attaques même du clergé les représentations théâtrales des mimes, des pantomimes et des histrions, tandis qu'il s'alliait dans le nord avec les éléments dramatiques des superstitions païennes. L'antiquité grecque et latine avait vu croître obscurément, à côté de ses magnifiques théâtres, des amusements populaires analogues aux jeux de nos saltimbanques et de nos funambules. Xénophon, Apulée, Lucien et surtout Athénée nous

en ont conservé de curieuses relations. En outre les peintures et les bronzes d'Herculanum, les mosaïques, les basreliefs, nous permettent de reconnaître dans la chaussure, dans l'habillement et dans les gambades des Sanniones et des Mimi le modèle des bouffons de la comédie italienne. Ces divertissements populaires, qui exigeaient moins de frais et de préparatifs que les grandes représentations nationales et qui d'ailleurs supposaient dans les spectateurs une culture moins parfaite et des goûts littéraires moins raffinés, survécurent partout au théâtre classique, et se lièrent sans interruption aux jeux des chrétiens et des barbares. Esclave ou libre, conquis ou conquérant, il y eut toujours un peuple avide de plaisirs scéniques. De là tant de folies païennes conservées chez les populations modernes ; de là les plantations d'arbres ou de mais, la coupe des rameaux, le roi de la fève, les étrennes, et les mille contrefaçons des saturnales. De là les jeux scéniques introduits dans les funérailles, et une foule de coutumes bizarres que la tradition populaire fit pénétrer jusque dans l'Eglise. On vit peu à peu les représentations de la passion, de la fuite de la Vierge et de la naissance du Sauveur, qui avaient lieu dans les églises, se remplir de personnages profanes: Barabbas, Marie-Madeleine, le Juif errant, brave cordonnier, avec les insignes de son art, et même l'ânesse de Balaam avec son chant peu mélodieux, osèrent paraître dans le chœur et égayer de leur présence la sévérité des mystères1. L'ânesse surtout, qui avait eu l'honneur de servir de monture au Sauveur, était le personnage privilégié de la foule. On lui souhaitait la bienvenue par de joyeux couplets. Une hymne latine avait été composée en son honneur, et chaque strophe était suivie d'un refrain en langue vulgaire, que le peuple répétait avec grande liesse :

Eh! sire âne, mais chantez!
Belle bouche rechigniez :
Vous aurez du foin assez,

Et de l'avoine à planté (en quantité, plenty).

1. Ulrici, Shakspere's dramatische Kunst.— Magnin, les Origines du theatre moderne.- Ph. Chasles, Hrosvita.

Tous les ans, à l'époque des saturnales antiques, les souvenirs de cette solennité païenne faisaient irruption dans l'Église. La fête des sous-diacres, et celle des fous, qui lui succédait, étaient l'occasion d'une foule de cérémonies souvent ridicules, quelquefois immorales, que nous nous abstiendrons de rapporter ici. Mais la pensée qui avait présidé à l'institution des saturnales, celle de l'égalité primitive des hommes, était assez conforme à l'esprit du christianisme et assez chère au pauvre peuple pour n'avoir pu facilement s'effacer de sa mémoire et de ses mœurs. Ces jours étaient la compensation bien courte des longnes servitudes, la fête du Deposuit, comme on l'appelait aussi, par allusion à ces mots du cantique évangélique : Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles. Le peuple l'entendait bien ainsi; car il répétait alors trois fois de suite le verset vengeur, heureux de voir les princes de l'Église, descendre de leurs dignités, et en abandonner les insignes aux plus humbles de leurs subordonnés, devenus pour quelques instants abbés, évêques ou papes des jous.

C'est ainsi que non-seulement le drame sérieux, mais encore la farce dramatique naissait dans le sanctuaire, grâce à l'intervention du peuple et aux habitudes traditionnelles qu'il avait conservées du paganisme. La danse même n'en fut pas toujours exclue. Au ixe siècle, un concile, assemblé à Rome sous le pontificat d'Eugène II, prescrivit aux prêtres d'avertir « les hommes et les femmes qui se réunissent à

4. On en peut lire les détails dans du Cange, Glossarium ad scriptores media et infimæ latinitatis, v. Asinus; v. Abbas Cornadorum; v. Barbatoria; v. Kalendæ festum. - Dutillot, Mémoires pour servir à l'histoire de la fete des fous. - Lancelot, Histoire de l'Académie des inscriptions, t. IV, p. 397 (éd. in-12), -Dulaure, Histoire de Paris, t. II, p. 53. — Ídeler, Geschichte der Altfranzosischen National-Literatur, S. 226.

2. Rien n'est durable comme ces cérémonies populaires. M. O. Leroy raconte qu'en 1824 un prêtre, nommé, quelque temps avant la fête de Noël, curé d'un village de la Flandre, dont il ignorait les usages, venait de commencer la messe de minuit, lorsqu'il vit tout à coup scintiller au-dessus de sa tête une étoile artificielle. A ce signal, les portes de l'église s'ouvrirent et donnèrent passage aux bergers, aux bergères, saulant, dansant de joie, et conduisant même quelques-unes de leurs bêtes. Le curé stupéfait voulut interposer son autorité; il ne fut pas plus compris de ses ouailles que de leurs brebis, qui continuérent tous ensemble leur bizarre cérémonie, et vinrent déposer aux pieds de la crèche leurs offrandes d'œufs et de fromages.

l'église les jours de fête, de ne point former des chœurs de danse en sautant et en chantant des paroles obscènes à l'imitation des païens. » Cette défense fut impuissante. Nous trouvons, entre autres documents curieux, dans les statuts du diocèse de Besançon, le règlement qui autorise à Pâques une danse sacerdotale «< exécutée dans le préau ou même dans la nef de l'église, si le temps est pluvieux. » Cet exercice était accompagné de chants ecclésiastiques sur la résurrection du Seigneur1. A Limoges, le jour de la Saint-Martial, le peuple dansait aux cantiques dans l'église et répétait à la fin de chaque chant, par forme de doxologie :

Saint Martial, priez pour nous,

Et nous, nous danserons pour vous 2,

Dans la langue du moyen âge le même mot (carrol) signifiait danse joyeuse et chant de Noël: les Anglais l'ont conservé dans ce dernier sens. Les danses les plus vives, sortes de sarabandes et de galops, commencées dans le chœur, continuées dans la nef, se terminaient dans les parvis ou les cimetières. Ces danses bizarres des vivants sur les tombes donnèrent sans doute naissance d'abord au spectacle et ensuite à la peinture de la fameuse danse Macabre, où la Mort prenait, de sa main de squelette, et faisait sauter au son de sa rote les personnages de tous les états, depuis les reines et les archevêques jusqu'aux courtisanes et aux mendiants *.

1. a Fiunt choreæ in claustro, vel in medio navis ecclesiæ, si tempus fuerit pluviosum, cantando aliqua carmina..., finita chorea fit collatio in capitulo cum vino rubro et claro, et pomis vulgo nominatis des Carpendus. Post nonam vadit chorus in prato claustri et ibi cantantur cantilenæ de resurrectione Domini. » — - Lettre écrite de Besançon et insérée au Mercure de France, septembre

1742.

2 Bonnet, Histoire de la danse.

« San Marceou, pregas per nous,
E nous epingaren per vous.»

3. La danse macabre tire sans doute son nom de saint Macaire, l'un des premiers solitaires de l'Égypte chrétienne, qui figurait comme principal acteur dans une légende populaire qu'Orcagna a reproduite, vers le milieu du xiv siècle, sur les murailles du Campo Santo de Pise. On y voit la Mort vêtue de noir, armée de sa faux, planant sur un amas de victimes, parmi lesquelles l'artiste a

« PreviousContinue »