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non pas Dieu; tu es chair et non pas ange. Comment pourrais-tu toujours demeurer en même vertu! Cette intelligence compatissante de nos faiblesses et de nos chutes indique assez que ce grand livre a été achevé lorsque le christianisme avait longtemps vécu, lorsqu'il avait acquis l'expérience, l'indulgence infinie. On y sent partout une maturité puissante, une douce et riche saveur d'automne; il n'y a plus là les âcretés de la jeune passion. Il faut, pour en être venu à ce point, avoir aimé bien des fois, désaimé, puis aimé encore.... La passion qu'on trouve dans ce livre est grande comme l'objet qu'elle cherche, grande comme le monde qu'elle quitte.... Je ne sens pas seulement ici la mort volontaire d'une âme sainte, mais un immense veuvage et la mort d'un monde antérieur. Ce vide que Dieu vient remplir, c'est la place d'un monde social qui a sombré tout entier, corps et biens, Église et patrie 1. »

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Deux sociétés, nous l'avons vu, le monde féodal et le cloître, vivaient au moyen âge, distinctes sinon indépendantes. « Autant les hommes l'emportent sur les brutes, autant les lettrés surpassent les laïques, » disait au XIIe siècle Nicolas de Clairvaux. L'Église triompha du monde, le clerc aida le roi à vaincre le baron. Nous avons vu comme signe de la prééminence du clergé, l'épopée chevaleresque ellemême marquée du sceau de l'esprit clérical. Cette prépondérance était juste. L'intelligence devait dominer la force.

4. Michelet, Histoire de France, t. V, p. 9.

Mais cette puissance qui croissait dans l'Église devait lui échapper un jour : l'intelligence allait s'affranchir, reparaître libre et distincte, non comme féodale, mais comme laïque.

L'Église avait subjugué la féodalité : la bourgeoisie laïque allait hériter de l'Église. Cette révolution morale qui éclatera au XVIe siècle se prépare sous nos yeux dès le moyen âge, et se manifeste déjà dans deux genres littéraires d'une grande importance, l'histoire et le théâtre.

Tandis que la société mondaine et chevaleresque chantait l'histoire avec son imagination naïve et sa jeune langue de trouvères, la société cléricale écrivait ce qui lui tenait lieu de chansons de Geste, ses chroniques latines d'abord et ensuite françaises. La prose naissait ainsi en face de la poésie. Le moyen âge est peut-être la seule époque de l'histoire qui offre ce singulier phénomène de deux sociétés toutes différentes de développement et pour ainsi dire d'âge, qui vivent côte à côte sans se confondre ce sont deux siècles divers et pourtant contemporains. L'Europe est alors comme un de ces arbres privilégiés, qui semblent réunir deux saisons successives et portent à la fois des fruits mûrs et des fleurs.

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Les fruits historiques du cloître sont en général peu succulents. Ce sont d'arides annales fort semblables, et par leur caractère et même par leur origine, aux Annales des pontifes de l'ancienne Rome. Celles du moyen âge naquirent des besoins du culte catholique, et de la nécessité de fixer exactement l'époque de la Pâque. Denis le Petit au vre siècle, Bède le Vénérable au vIII ayant rédigé des tables pascales, leur exemple fut imité par les principales églises et par les plus célèbres monastères de l'Occident. Dans ces tables chaque cycle de dix-neuf ans occupait une ou deux pages, où il laissait libres de spacieuses marges, capables d'inviter les mains les plus paresseuses à inscrire quelques annotations il était naturel de placer à la suite de chaque année l'indication des principaux événements qui s'y étaient accomplis. Ainsi naquirent ces nombreuses chroniques, parmi lesquelles il faut placer au premier rang, sous le rapport de l'ancienneté, celles du monastère de Saint-Armand en Belgique, rédigées au vir siècle. Plusieurs autres les sui

virent dans le nord de la France, en Allemagne, en Saxe, après la conversion de cette contrée. Les siècles subséquents en virent naître un grand nombre dans la France méridionale et dans l'Italie.

Pour un lecteur accoutumé au mouvement et à l'allure dramatique de nos histoires, c'est une lecture qui fait sur l'âme une singulière impression que celle de ces annales froides impassibles, presque muettes, qui desserrent pour ainsi dire leurs lèvres sibylliques pour prononcer en quelques mots à chaque année qui tombe sa sentence irrévocable. Les années qui n'ont rien fait de remarquable, au jugement de l'annaliste, passent sans aucune remarque, comme par exemple l'an 732, qui ne produisit rien.... que la bataille de Poitiers, où Charles Martel arrêta la grande invasion de l'islamisme. L'annaliste n'a pas jugé ce fait digne d'occuper une ligne de sa chronique. Les événements les plus obscurs d'un cloître tiennent dans ces listes chronologiques autant d'espace que les plus grandes révolutions de l'histoire. Nous trouvons à côté d'une date ces mots : « Martin est mort. >> Ce Martin était un moine inconnu de l'abbaye de Corvey. Quelques années après un autre annaliste nous dit de la même manière: «Charles, maire du palais, est mort. » Il s'agit ici de Charles Martel. Tous les hommes deviennent égaux devant la sécheresse laconique de ces premiers chroniqueurs.

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Les annales monastiques se développent un peu sous Charlemagne : Éginhard, qui a composé la biographie de ce prince, nous a laissé en outre une chronique plus détaillée que les précédentes. Toutefois plusieurs monastères demeurent fidèles à leur ancienne aridité. Les chroniques de Fleury et de Limoges, celle d'Hépidan moine de Saint-Gall, rédigées au x1o siècle, ressemblent entièrement aux annales du vire.

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Il semble que la coutume de tenir des annales dans les couvents soit devenue en quelque sorte une institution. «< Il fut ordonné, dit un chroniqueur, dans la plupart des pays, ainsi que je l'ai entendu rapporter, qu'il y eût dans chaque monastère de fondation royale un religieux chargé d'écrire,

suivant l'ordre des temps, tout ce qui se passait sous chaque règne dans l'étendue du royaume, ou du moins dans son monastère. Chacun de ces ouvrages était présenté au premier chapitre général qui se tenait après la mort du roi, et l'on y choisissait les plus habiles d'entre les assistants pour en faire l'examen et en composer une espèce de chronique ou de corps d'histoire, qui était ensuite déposé dans les archives du monastère, où il avait une parfaite authenticité. Nous voyons ici les chroniques des moines subir, comme les chansons des trouvères, une transformation, une refonte, une diorthose. Roricon, annaliste du x° siècle, reproduit les faits et légendes des Gesta regum Francorum, Aimoin, dans son épître dédicatoire, témoigne qu'il rédige en un corps d'ouvrage « les Gestes de la nation franque et de ses rois, éparses dans différents livres, écrites d'un style grossier, et qu'il entreprend de les rappeler à une latinité meilleure. » En effet, il reproduit et abrége les sept premiers livres de Grégoire de Tours, la Chronique de Frédégaire, les Gestes des rois francs, etc. Les annales une fois rédigées se communiquaient d'un monastère à l'autre. Nous en avons plusieurs de diverses abbayes, où les mêmes faits sont reproduits absolument dans les mêmes termes. Les copistes jouaient ici le rôle de rhapsodes. Ainsi d'un bout à l'autre de l'Europe catholique, circulent de couvent en couvent d'innombrables annales, qui se copient, s'abrégent, se complètent, se rectifient elles forment dans le grand concert de l'histoire une basse sévère et large, au-dessus de laquelle s'élancent en mille volées brillantes et capricieuses les chansons de Geste populaires. L'épopée du monde et celle du cloître s'appuient souvent l'une sur l'autre. Le trouvère, surtout après le XII° siècle, quand l'inspiration poétique commence à faiblir, invoque souvent l'autorité des histoires latines qu'il proteste avoir lues: plus d'une fois aussi le chroniqueur se ressouvint un peu trop dans sa prose latine des longs couplets monorimes des jongleurs, témoin certains passages de la chronique du faux Turpin. Pour nous ces

1. Continuation de la Chronique d'Ecosse, par J. Fordun, publiée par Hearne, p. 1348.

deux œuvres diverses se suppléent mutuellement. L'une nous donne les faits et la chronologie, l'autre reproduit les mœurs et la vie du siècle où elle fut écrite. Toutes deux contribuent également à peindre; celle-là trace le dessin, celle-ci y met la couleur.

Grandes chroniques de France.

De tous les monastères de France, aucun ne mérita mieux de l'histoire que la célèbre abbaye de Saint-Denis. Elle ne se borna pas à rédiger des annales; elle forma une vaste encyclopédie des meilleures chroniques qui eussent été composées, et enrichit ce trésor de tous les ouvrages nouveaux que le temps lui apportait. C'était une noble pensée de faire revivre dans ses archives ces rois dont elle recevait les corps dans ses caveaux. C'est probablement à Suger qu'il faut faire honneur de cette institution'. Il fut l'Homère (óuo apo) de l'épopée monastique. Lui-même écrivit l'histoire de Louis le Gros, à laquelle il avait eu tant de part, et peut-être une portion de celle de Louis VII. Ces deux biographies continuèrent les chroniques d'Aimoin, d'Éginhard, du faux Turpin, de l'anonyme astronome de Louis le Débonnaire. Elles furent suivies des histoires de Rigord, de Guillaume le Breton, des gestes de Louis VIII, dont le même Guillaume fut peut-être l'auteur, des vies de saint Louis et de Philippe le Hardi, par Guillaume de Nangis, avec la chronique du même auteur jusqu'à l'an 1301, et sa première continuation qui se termine à l'an 1340. Ensuite venaient probablement les chroniques, latines comme les précédentes, d'un anonyme qu'on désigne ordinairement sous le nom du moine de Saint-Denis, et qui nous conduisent jusqu'à la mort de Charles VI. Là finissent les textes latins que gardaient les archives de l'abbaye. La langue française s'est définitivement emparée de l'histoire".

4. En voir les preuves recueillies par de La Curne. Mémoires de l'Académie des inscriptions, t. XXIII, p. 538, in-12.

2. Voyez l'examen et l'appréciation des diverses chroniques recueillies par les moines de Saint-Denis, dans le Mémoire sur les principaux monuments de l'histoire de France, par de La Curne, Académie des inscriptions, t. XXII, p. 539. in-12; et dans les remarquables préfaces dont M. P. Paris a enrichi son édition des Grandes chroniques.

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