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lettres et des sciences. Le moyen âge ne l'avait pas inventée; on la trouve dans Philon, dans Tzetzès, qui l'avaient probablement reçue des pythagoriciens. Ce fut par Cassiodore et Martianus Capella qu'elle s'introduisit dans les écoles de l'Occident. Cet enseignement suffit abondamment aux efforts des écoles carlovingiennes; le moyen âge y apporta d'importantes modifications. La science chrétienne par excellence, la théologie, dut se créer dans les écoles une large place; la dialectique, lasse de remuer de vains mots, se sépara de la grammaire pour s'attacher à la théologie. De cette union naquit une science toute nouvelle, qui joua le plus grand rôle dans l'époque dont nous parlons, rendit à l'intelligence humaine un objet sérieux, lui créa une gymnastique puissante, mais l'égara trop souvent à la poursuite de vains fantômes je veux parler de la scolastique.

La scolastique est le premier symptôme du réveil de la raison humaine; c'est la première atteinte que le libre examen porte à l'autorité. Non que la liberté renaissante ait déjà conscience d'elle-même; les dialecticiens du moyen age n'attaquent point, pour la plupart, les croyances religieuses ils réclament seulement le droit de les prouver. La philosophie se borne au rôle modeste d'ordonner, de régulariser des croyances qu'elle n'a pas faites, en attendant le moment où elle pourra chercher elle-même la vérité à ses risques et périls. La scolastique n'est donc que l'emploi de la philosophie comme simple forme, au service de la foi et sous la surveillance de l'autorité religieuse1.

La théologie naissante s'était occupée exclusivement de recueillir, sur chaque question, des passages de l'Écriture et des Pères. Ses modestes auteurs s'étaient bornés à transcrire, à compiler. Bède, Raban ne font guère qu'extraire les opinions des grands docteurs des six premiers siècles. A partir du xi siècle, le caractère des études religieuses changea complétement: au xin, on se moquait des docteurs qui étudiaient encore l'Écriture sainte, et qu'on appelait par dérision les théologiens à Bible. On substituait à leurs re

1. V. Cousin, Histoire de la Philosophie moderne, vro leçon.

cherches les conclusions que produisait une subtile dialectique appliquée aux principes généraux du catholicisme. La foi donnait le point de départ, la logique marchait de conséquence en conséquence, et arrivait au dogme à force de syllogismes.

Les innovations de cette méthode ne passèrent point sans opposition. Un partisan de l'ancienne théologie comparait spirituellement les aspérités de la scolastique à des arêtes de poisson qui piquent au lieu de nourrir. Il faut bien se garder, disait un autre, de planter la forêt d'Aristote auprès de l'autel du Seigneur, de peur d'obscurcir encore les saints mystères de la foi. Ils n'aimaient pas non plus ces bruyantes discussions qui semblaient déjà menaçantes pour l'orthodoxie. Les eaux de Siloë coulaient en silence, disaient-ils, et l'on n'entendit ni le bruit du marteau ni celui de la cognée, quand Salomon construisit le premier temple de Jérusalem. Il y eut même un docteur, Hélinand, qui osa blasphémer contre Aristote, au point de le mettre au nombre des monstres de la nature. Les dialecticiens ne prêtaient que trop le flanc aux critiques et au ridicule, par l'absence d'idées et le luxe de minuties dont brillaient leurs argumentations. Jean de Salisbury nous raconte avec une malicieuse bonhomie l'histoire de son initiation aux mystères de la scolastique. On croit quelquefois entendre Socrate aux prises avec le sophiste Euthydème. Jean avait suivi la foule et couru, comme les autres, aux écoles des nouveaux docteurs. « Curieux, dit-il, de voir la lumière qui n'a été révélée qu'à eux seuls, je m'approche et demande avec une humble prière qu'ils veuillent bien m'instruire et me rendre, s'il se peut, semblable à eux-mêmes. Ils commencent par me faire de grandes promesses, et me recommandent en premier lieu de garder un silence absolu........ Quand une longue familiarité m'a concilié leur bienveillance, j'insiste de nouveau, je demande avec force, je conjure avec tendresse qu'on veuille bien m'ouvrir la porte mystérieuse de l'art. Enfin l'on m'exauce: nous commençons par la définition. Mon maître me montre en peu de mots à définir tout ce que je veux: il ne s'agit pour cela que de poser le genre auquel appartient l'objet

en question, et d'y joindre les différences substantielles jusqu'à ce qu'on arrive à une équation parfaite avec la chose définie. Voilà comme j'ai acquis le talent de définir. Nous passâmes ensuite à l'art de diviser. Ici l'on m'avertit que, pour faire de bonnes divisions, il fallait distribuer un genre en ses espèces, ce qu'on pouvait faire commodément au moyen. des différences, ou par l'affirmation et la négation. Avezvous un tout bien complet? résolvez-le dans les parties dont il est composé intégralement; partagez l'universel en individualités et en puissances virtuelles. Est-ce un mot que vous voulez diviser? énumérez ses significations ou ses formes grammaticales. On me montre encore à diviser l'accident en sujets, à énumérer tous les individus qui sont susceptibles de recevoir cet accident, à diviser aussi le sujet en accidents, lorsqu'il s'agit d'assigner la diversité des modifications qui peuvent lui arriver. On m'apprend même à diviser l'accident en coaccidents, quand, relativement à la variété des sujets, on montre qu'ils sont excédants ou excédés... Ravi de toutes ces belles choses, moi qui suis un bon homme d'un esprit peu subtil, disposé à croire sur parole, et peu apte à comprendre ce que j'entends ou je lis, je m'avance bien modestement vers mes maîtres, vers ces grands hommes qui ne daignent rien ignorer, et je leur demande quel est l'usage de tout cela1. »

Quand nos docteurs daignaient descendre des hauteurs de l'abstraction sur le sol uni des applications vulgaires, ils n'étaient pas heureux dans le choix de leurs questions. Pour ne pas prendre d'exemples dans le domaine des questions religieuses, ils examinaient gravement si un porc que l'on mène au marché pour le vendre est tenu par l'homme ou par la corde qu'on lui a passée au cou; si celui qui a acheté la chape entière a par cela même acheté le capuce. Comme deux négations en latin valent une affirmation, ils se jouaient sur des négations tellement multipliées, qu'il fallait se servir de pois ou de fèves pour en constater le nombre, et décider si la proposition était négative ou affirmative.

4. Johannis Saresberiensis Metalogicus.

Ces travers, ces puérilités de la dialectique ne sont que l'exubérance du raisonnement qui commence à jouir de luimême, comme les subtilités ingénieuses des troubadours n'étaient que l'ivresse d'une jeune et luxuriante imagination. Ils ne doivent pas nous fermer les yeux sur la portée réelle des hautes questions philosophiques qui surent se faire jour à travers ces disputes. La querelle des réalistes et des nominaux, qui domine tous les autres problèmes de la scolastique, recélait, sous des formes barbares, la renaissance des deux immortelles écoles de l'idéalisme et de l'empirisme. C'était Platon et Aristote ressuscités au XIIe siècle.

Le premier de ces philosophes n'était guère connu que de nom des hommes qui reprenaient sa doctrine; mais l'esprit du christianisme en était pour eux une traduction magnifique. La plupart des Pères de l'Église sont des disciples de Platon. D'un autre côté on n'avait d'Aristote, au XIIe siècle, que ce qu'en avait traduit et commenté Boèce, c'est-àdire une partie de l'Organum. Ainsi, les deux illustres représentants de la philosophie antique, assez devinés pour exciter l'amour des hautes. spéculations, n'étaient pas assez connus pour le satisfaire. On savait précisément ce qu'il faut pour désirer en apprendre davantage. Platon prêtait au moyen âge sa pensée, Aristote sa méthode. C'était peut-être atteindre du premier pas les limites définitives de la philosophie et ses plus sages résultats. Mais il ne suffit pas de tenir la vérité, il faut encore savoir qu'on la possède. De là la nécessité des discussions, des écoles, des systèmes, des erreurs même, qui ne sont que des vérités partielles destinées à se fondre un jour dans une opinion plus large, identique à celle qui a précédé la dispute, mais éclairée de toutes les lumières de la discussion.

Grands docteurs catholiques.

Le règne de la philosophie scolastique commence au x1° siècle, avec Roscelin de Compiègne, qui lève d'une main hardie l'étendard de l'empirisme. Il n'existe à ses yeux que des êtres individuels, comme tel homme, tel animal. Les classes qui les contiennent, les genres, les espèces, comme

l'humanité, la création, n'ont aucune existence réelle; ce sont des mots, des noms : Roscelin est nominaliste. De cette doctrine à la négation du mystère de la Trinité il n'y a qu'un pas et Roscelin le franchit: il devint trithéiste, et mourut fugitif, frappé des anathèmes de l'Église.

L'adversaire de Roscelin, c'est saint Anselme, dont nous avons déjà parlé. Pour lui, les idées, comme parle Platon, ou les universaux, comme on disait alors, ont une existence indépendante des individus où ils se manifestent. Il admet, par exemple, outre les hommes qui existent, l'humanité qui vit en chacun d'eux, de même qu'il conçoit un temps absolu, que les durées particulières manifestent, sans le constituer; une vérité, une et subsistant par elle-même, un type absolu du bien, que tous les biens particuliers supposent et réfléchissent plus ou moins imparfaitement. Anselme va plus loin; il tombe dans l'exagération d'une si haute pensée, c'est-à-dire dans l'erreur : il admet l'existence réelle des abstractions les plus pures. La couleur est pour lui quelque chose, indépendamment du corps coloré. Il voit partout des réalités, il est réaliste1. A cette époque, personne n'oublie la théologie. Roscelin avait poussé les conséquences de sa doctrine contre le dogme catholique; Anselme protége le dogme des conséquences de la sienne il écrit contre Roscelin le Traité de la Trinité.

Pour combattre le nominalisme naissant, ce n'était pas trop de deux adversaires. Saint Anselme avait parlé surtout au nom de la foi; Guillaume de Champeaux éleva la voix au nom de la science. C'était un archidiacre de Notre-Dame, qui, comme nous l'avons dit, enseignait avec le plus grand succès, d'abord dans l'école du cloître, ensuite à l'abbaye Saint-Victor. Toute sa doctrine, toute sa renommée était dans son attachement au réalisme. Il le professait depuis. longtemps au milieu d'un nombreux concours d'auditeurs, quand vint s'asseoir devant sa chaire un jeune Breton d'une

4. La philosophie agit presque toujours sur l'art. Le contre-coup de ces disputes se fit ressentir dans les compositions des trouvères, qui se peuplèrent d'abstractions agissantes, véritables entités scolastiques. Voyez ce que nous avons dit plus haut du Roman de la Rose et des œuvres de Charles d'Orléans.

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