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chargeait son légat en France de lui signaler tous les sujets qui par leur science pouvaient devenir les ornements de l'Église romaine, et ce légat lui désignait trois professeurs des écoles de Paris. Innocent III, Robert de Courson, son légat, Étienne Langton, cardinal et archevêque de Cantorbéry, étaient élèves de l'Université. Enfin voici un fait qui prouve mieux que tous les noms propres la haute estime qu'on attachait à ce titre. Le roi Jean sans Terre, contre le gré duquel Étienne avait été nommé archevêque, repoussait le nouvel élu, alléguant pour raison qu'il ne le connaissait pas. Le pape prétendit réfuter suffisamment ce prétexte, en soutenant qu'un homme né son sujet et docteur à l'Université de Paris ne pouvait lui être inconnu.

Attirés par l'éclat et surtout par les bénéfices de la science, une foule d'étudiants accouraient de toutes les provinces et de tous les royaumes. Parmi les illustres étrangers qui se firent disciples des écoles de Paris, nous nous bornerons à nommer Jean de Salisbury, le plus bel esprit du XIIIe siècle, qui nous a laissé un tableau intéressant de toute cette société érudite et querelleuse1; le moine Roger Bacon, dont le génie prophétisa les plus merveilleuses découvertes de notre industrie moderne, et Brunetto Latini, le maître du grand poëte Dante, Brunetto qui fit à la langue française du XIIIe siècle l'insigne honneur de la préférer à l'idiome de son illustre disciple, et de s'en servir pour composer son Trésor de sapience, parce que, nous dit-il, la parleure en est la plus délitable. Peut-être Dante lui-même, qui dans son orageuse carrière vint deux fois visiter la France, alla-t-il s'asseoir parmi les écoliers de la rue du Fouare, pour entendre le professeur Sigier, dont il connaissait si bien les dangereuses hardiesses 2.

Réunie ainsi de toutes les contrées de l'Europe, la nation latine avait ses mœurs, son caractère, sa physionomie.

1. Johannis Saresberiensis Metalogicus. — Ejusdem epistola LXII. 2. Paradiso, canto x.

Essa è la luce eterna di Sigieri

Che leggendo, nel vico degli Strami,
Sillogizzò invidiosi veri.

L'Université peuplait tout un quartier de Paris, le tiers de la ville. Chaque année, au mois de juin, lorsqu'elle se rendait à la bénédiction de la foire du Landit, la tête de la procession était déjà à Saint-Denis, tandis que le recteur, qui fermait la marche, n'avait pas encore franchi le seuil de Saint-Julien le Pauvre; et quand votait cette république au suffrage universel, on pouvait recueillir en faveur d'une question jusqu'à dix mille voix. Ses écoliers, pauvres et turbulents pour la plupart, allaient quelquefois le jour mendier le pain qu'ils mangeaient ensuite sur le fouare qui leur servait de siége. Forts du privilége par lequel Philippe Auguste les avait soustraits à la juridiction civile, la nuit on les entendait souvent parcourir les carrefours de Paris, battant les bourgeois, enlevant leurs femmes; puis, si quelque prévôt se permettait de châtier les plus batailleurs, l'Université suspendait ses cours, et le prévôt faisait amende honorable.

Un contemporain, Jean d'Antville, nous fait dans son poëme intitulé Archithrenius ou La grande lamentation, un portrait frappant de l'écolier au XIII° siècle :

Sur son front se hérisse une ample chevelure
Dont le peigne a longtemps négligé la culture;
Jamais un doigt coquet, une attentive main
Aux cheveux égarés ne montrent le chemin.
Un soin plus important aiguillonne leur maître,
Il faut chasser la faim toujours prompte à renaître.
Le temps à son manteau suspend, d'un doigt railleur,
La frange qu'oublia l'aiguille du tailleur.

La cuisine de l'écolier ne vaut

pas mieux

que sa toilette :

Près du tison murmure un petit pot de terre
Où nagent des pois secs, un ognon solitaire,
Des fèves, un poireau, maigre espoir du dîner :
Ici cuire les mets, c'est les assaisonner;

Et quand l'esprit s'enivre aux sources d'Hippocrène,
La bouche ne connaît que les eaux de la Seine '.

Après que l'écolier a diminué sa faim, il va maigrir sur un

1. Voici l'original de quelques-uns des vers de Jean d'Antville.

Neglecto pectinis usu

Cæsaries surgit, digito non tersa colenti.

lit des plus durs, qui n'est guère plus haut que le sol; c'est là que gît souvent sans sommeil l'infatigable athlète de la logique, l'héritier d'Aristote. La lueur avare d'une lampe lui dessèche les yeux, tandis que

L'oreille sur sa main, le coude sur son livre,

A ces morts immortels tout entier il se livre.
Si quelque nœud tenace arrête son esprit,

Il fatigue du pied l'entrave qui le prit:

D'un feu sombre et brûlant son œil creux s'illumine,
Son menton incliné pèse sur sa poitrine.

On retrouve dans les vers originaux de Jean d'Antville quelque chose de cet enthousiasme fiévreux, de cette patiente fureur dont il avait sans doute sous les yeux plus d'un exemple. Maint écolier vieillissait, non pas sur les bancs, mais sur la paille de l'école. Jean de Salisbury nous parle de quelques-uns de ses condisciples qu'après douze ans d'absence il retrouvait à son retour où il les avait laissés à son départ, toujours élèves de la dialectique, toujours poussant contre leurs adversaires l'arme bien connue du syllogisme, et combattant contre tout venant pour l'honneur de la logique.

Ordres religieux.

Les ordres religieux furent toujours les rivaux, souvent les ennemis et néanmoins les auxiliaires des universités, dans

Non coluisse comam studio delectat arantis
Pectinis, errantique viam monstrasse capillo.
....Major depellere pugna

Sollicitudo famem: longo defringitur ævo
Qua latitat vestis: ætatis fimbria longe
Est, non artificis.

Admoto immurmurat igni
Urceolus, quo pisa natant, quo cœpe vagatur,
Quo faba, quo porrus capiti tormenta minantur.
Hic coxisse dapes est condidisse....

Quæ Thetyn ore bibit, animo bibit ebria Phoebum.

Et libro et cubito dextræque innixus et auri
Quid nova, quid veterum peperit cautela revolvit.
Si quid nodosius obstat
Ingeniumque tenet, pugnat conanime toto
Pectoris exertus, pronisque ignescit ocellis
Immergitque caput gremio

l'œuvre de la civilisation. Les anciens monastères avaient subi une salutaire réforme. Robert de Molème avait introduit une règle sévère à Citeaux; saint Norbert avait discipliné et régularisé les chanoines. Cluny avait eu aussi sa réforme : saint Bernard avait fondé Clairvaux. Le XIIe siècle établit une foule de nouveaux monastères. Les chanoines réguliers, les Chartreux, les Cisterciens, les Prémontrés couvrirent l'Europe de leurs nombreux essaims. Le XIIIe siècle vit naître une milice monacale d'un tout autre caractère. Avertie par de vagues bruits des périls qui menaçaient l'orthodoxie catholique, Rome, avec cette sagacité profonde qui la caractérise, changea la forme et l'emploi du monachisme. Elle ne se contenta plus de moines cloîtrés et sédentaires qui tenaient en quelque sorte garnison dans l'Europe; elle y lança, comme une armée d'invasion, deux ordres nouveaux d'une martiale allure. Milice intrépide et docile, les Dominicains et les Franciscains s'avancent prêts à tout, armés à la légère, avec leur besace et leur froc, sans réserves, sans provisions, vivant comme les oiseaux du ciel : il faut les excommunier pour leur faire accepter la propriété de leur nourriture. Il est vrai qu'ils payent d'un autre côté tribut à l'humanité : ils se laissent aller sans scrupule à l'esprit de corps, cet égoïsme collectif. L'Université de Paris vit avec effroi s'avancer en bon ordre ces nouveaux docteurs qui réclamaient le droit de l'envahir; elle les repoussa longtemps; mais enfin, de guerre lasse, vaincue par leur sainte obstination et par les anathèmes du saint-siége, elle leur ouvrit à regret ses portes et leur décerna ses grades et ses honneurs.

Cependant les anciens monastères travaillaient à l'éducation de l'Europe d'une manière moins bruyante, mais non moins efficace. Les Cisterciens ne possédaient point d'écoles publiques, mais ils avaient la chaire chrétienne, et la remplissaient avec une scrupuleuse orthodoxie. Un de leurs religieux venait-il à y laisser échapper une erreur, aussitôt les chefs de l'ordre lui interdisaient la prédication; on lui ôtait ses livres, ses tablettes, son papier; on lui défendait de jamais écrire. Dans l'intérieur du cloître on se livrait avec zèle à la transcription des livres. C'était aussi l'occupa

tion spéciale dont les Chartreux entremêlaient leurs longues austérités. Les chanoines Prémontrés mettaient leur gloire à former de riches bibliothèques. Émon, un de leurs abbés, copia avec l'aide de son frère tous les auteurs de théologie, de scolastique et de droit qu'ils purent rencontrer dans le cours de leurs études. C'était une honte pour un couvent de n'avoir point de bibliothèque. Cette opinion s'était formulée en une espèce de proverbe, où une consonnance ingénieuse faisait ressortir l'analogie des idées : Monastère sans livres, place de guerre sans vivres, disait-on: Claustrum sine armario, quasi castrum sine armamentario.

Il nous reste à pénétrer dans l'enceinte des écoles, dans l'intérieur des monastères; à examiner l'instruction qu'on y donnait, les travaux littéraires qui en sont sortis et les hommes distingués dont ces établissements ont légué les noms à l'histoire.

CHAPITRE XV.

TRAVAUX DE LA SOCIÉTÉ CLERICALE.

TRIVIUM; QUADRIVIUM; SCOLASTIQUE.

GRANDS DOCTEURS CATHOLIQUES. — L'IMITATION DE JÉSUS-CHRIST.

Trivium; Quadrivium; Scolastique.

Les rares débris de la science gréco-latine, recueillis après l'époque des invasions barbares, avaient été réunis en un double faisceau, et formaient un cours d'études où les arts libéraux étaient réduits à sept. Les trois premiers degrés de cette échelle de l'enseignement étaient la grammaire, la rhétorique et la dialectique, c'est ce qu'on appelait le trivium; les quatre échelons supérieurs contenaient, sous le nom de quadrivium, l'arithmétique, la musique, la géométrie et l'astronomie. Cette classification rationnelle d'un savoir trèsincomplet répondait assez bien à la division moderne des

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