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ses fortes pensées; enracinée dans le passé, elle en parlait la langue: elle gardait l'idiome impérissable de Rome, comme une garantie d'immortalité, ou par un vague instinct de domination. Elle conservait pieusement la sainte tradition des lettres antiques, dépôt fatal qui devait un jour faire explosion dans ses mains.

La puissance du clergé au moyen âge était des plus légitimes. Lui seul apportait quelque unité dans le chaos féodal: unité de foi, de mœurs, et jusqu'à un certain point de langage. Considéré d'un point de vue purement profane, le culte catholique fut pour l'Europe ce que les jeux olympiques avaient été pour la Grèce : les conciles furent ses assemblées amphictyoniques. La papauté joua le rôle de l'hégémonie macédonienne : elle lança une seconde fois toute l'Europe contre l'Asie. Malgré ses analogies, une importante différence éclata entre les deux époques : la fédération catholique repose, en principe du moins, sur une idée toute spirituelle. L'Église n'est plus l'empire de la force c'est l'association libre des intelligences. Fidèle à son programme, elle eût atteint du premier pas le but que nous poursuivons encore, l'ordre par la liberté. Elle sut du moins y tendre quelquefois tandis que le monde laïque était livré à tous. les priviléges de la force, à tous les hasards de la naissance, l'Église seule admettait le principe de l'élection l'évêque était choisi par les prêtres, l'abbé par les moines, le pape par le collége des cardinaux. Quelquefois l'élection descendait du supérieur à l'inférieur; mais qu'elle montât ou descendît, c'était toujours l'élection. L'Église chrétienne était la société la plus populaire, la plus accessible à tous les talents, à toutes les nobles ambitions. C'était là surtout le principe de sa force, la vraie cause de son incontestable supériorité.

Néanmoins cette société avait eu le tort de s'isoler trop complétement de la masse des fidèles. Les laïques assistaient, comme simples spectateurs, au gouvernement de l'Église. Les affaires et les discussions religieuses étaient le domaine privilégié des clercs: même au point de vue littéraire, il résulta de ce divorce un grand mal pour les deux sociétés : l'une demeura plus ignorante, l'autre plus pédantesque. A celle-là

manqua l'instruction et l'élan de l'intelligence; à celle-ci le bon sens pratique et le mouvement de la vie. La séparation des deux sociétés était au XIIe siècle à peu près consommée. Sans Grégoire VII et le célibat des prêtres, le clergé serait devenu une caste.

Ce fut au moins une classe bien distincte, dont nous devons étudier séparément la physionomie, les travaux, l'influence.

Abbayes normandes.

Les temps carlovingiens avaient légué au moyen âge un grand nombre d'écoles épiscopales, dont les plus célèbres étaient celle de Tours, restaurée par Alcuin, celle de Reims qui partageait la splendeur du premier siége épiscopal de France, celles du Mans, d'Angers, de Liége. Le x1° siècle en vit naître ou refleurir un grand nombre; au pied de chaque cathédrale s'éleva un séminaire. C'est surtout au nord et au centre de la France qu'ils prennent un plus riche développement. Le midi, plus élégant, plus adonné au culte des arts, semble avoir déjà moins de cette patience laborieuse qu'exige l'érudition. Il a plus de cours d'amour que d'écoles célèbres, plus de troubadours que de théologiens.

La Normandie est le principal foyer de la science latine. Les enfants des pirates scandinaves qui un siècle auparavant portaient dans toute la Gaule franque la dévastation et l'effroi sont, dès le xr siècle, les propagateurs les plus zélés de la civilisation. Ils ne savent plus la langue de leurs pères ils ont oublié leur sanglante religion, et apportent au service du christianisme toute l'ardeur, toute l'énergie d'un jeune peuple. Guillaume le Conquérant, qui mérita le nom de Grand Bâtisseur, avait multiplié les écoles en multipliant les églises et les monastères. La Normandie comptait avec orgueil, outre les écoles de Rouen, celles de Caen, de Fontenelle, de Lisieux, de Fécamp, et beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer ici.

Souvent c'était loin des villes, dans les solitudes profondes, au sein d'épaisses forêts que s'ouvrait l'asile de la prière et de l'étude. Dans une presqu'île de la Seine, en

tourée de prairies, d'ombrage et de silence, s'élevait la fameuse abbaye de Jumiége. L'abbaye du Bec, plus célèbre encore, était située dans une vallée déserte de la Normandie. On en voit aujourd'hui les restes à quelque distance de la petite ville de Brionne, une tour s'élève parmi les arbres sur le bord d'un ruisseau : c'est là que vécurent, avant leur promotion successive au siége épiscopal de Cantorbéry, I'Italien Lanfranc et le Piémontais Anselme son disciple; c'est de là que partit le signal du mouvement intellectuel qui agita le xiie siècle.

Lanfranc est purement théologien ; c'est l'adversaire de Bérenger, dont le doute hardi devança Luther dans ses attaques contre l'eucharistie. Anselme est déjà philosophe, mais orthodoxe. Un de ses ouvrages, intitulé Monologue, suppose un homme ignorant qui cherche la vérité par les seules forces de la raison, fiction hardie pour le temps, dit M. Cousin, bien que ce ne fût qu'une fiction'. Cette audace d'examen n'était pas, chez saint Anselme, un sentiment fortuit et fugitif, un éclair de liberté au milieu des saintes ténèbres de la foi. Il nous apprend lui-même que le Monologue n'est que le résumé de son enseignement. Les moines du Bec lui ont demandé de rédiger ce qu'il leur avait dit dans des entretiens familiers. Ils lui ont imposé cette condition : que rien ne fût établi par l'autorité de l'Ecriture; mais que toutes les assertions fussent démontrées par la nécessité de la raison et par l'évidence de la vérité. Ainsi pour la première fois dans les temps modernes la théologie parlait le langage de la philosophie. Le Monologue d'Anselme était un antécédent des Méditations de Descartes, avec lequel il a plusieurs idées communes. Un autre écrit du même saint présente un rapport non moins étrange avec ceux du père de la philosophie moderne. On y trouve le fameux argument où de la seule idée de Dieu dérive la démonstration de son existence. Le titre même de cet ouvrage d'Anselme en révèle déjà la tendance. Il est intitulé: la Foi cherchant à comprendre, Proslogium, seu fides quærens intellectum.

4. Histoire de la Philosophie au xvme siècle, 1x leçon.

Si la Normandie eut au moyen âge l'honneur de réveiller la vie de l'intelligence, Paris en fut déjà le plus ardent foyer. C'est là qu'autour des maîtres les plus fameux accouraient de toute l'Europe une foule de disciples; c'est là que se livrèrent les grands tournois de la scolastique, que s'élaborèrent des doctrines qui agitaient l'opinion de toute la chrétienté, provoquaient des conciles, inquiétaient et réjouissaient tour à tour le pape sur son trône apostolique.

Écoles de Paris; Université.

A Paris comme partout, ce fut à l'ombre de l'église épiscopale que naquit l'enseignement. Il se donnait d'abord dans la maison de l'évêque, ou dans le cloître de la cathédrale : mais bientôt les chanoines, trouvant la science trop bruyante, la reléguèrent sur le parvis Notre-Dame, entre le palais épiscopal et l'Hôtel-Dieu. Il y eut pourtant une exception dans cet arrêt de bannissement: on garda dans l'intérieur du cloître les jeunes étudiants attachés au service de l'église; on leur adjoignit les enfants de haute naissance, lesquels sans doute ne faisaient aucun bruit. Nous trouvons entre autres privilégiés les deux fils de Louis le Gros, dont l'un fut roi de France sous le nom de Louis VII, l'autre devint archidiacre de la même église. Les races royales allaient déjà chercher dans les écoles publiques la popularité non moins que l'instruction.

A côté de l'école épiscopale s'en formèrent bientôt d'autres, qui jetèrent un plus vif éclat. Guillaume de Champeaux, l'un des plus célèbres docteurs du XIIe siècle, après avoir enseigné dans le cloître, transporta sa chaire au prieuré de SaintVictor. C'était une simple chapelle, desservie par des chanoines réguliers, et qui, située hors de la ville, semblait offrir à l'enseignement le calme et la solitude. Guillaume s'y retira, mais la foule l'y suivit. La scolastique venait de passer la Seine; elle escalada bientôt la montagne Sainte-Geneviève. En vain le chancelier de Notre-Dame, qui jusqu'alors avait eu seul le droit d'accorder la licence ou permission d'enseigner, menaça-t-il la fugitive des foudres de l'excommunication elle s'obstina à ne point quitter le mont sacré ; les

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chanoines de Sainte-Geneviève lui vinrent en aide ils prétendirent, eux aussi, avoir le droit de conférer la licence dans l'étendue de leur seigneurie. La victoire resta à la liberté d'enseignement, liberté du XIIe siècle, bien entendu, avec le bon plaisir d'un chancelier pour garantie, et le bûcher pour restriction.

Le quartier latin se peupla aussitôt d'une foule d'écoliers et de maîtres. Ce n'était pas encore l'Université, c'en étaient déjà les éléments, qui tendaient peu à peu à l'organisation. Pierre Abélard, dont nous parlerons tout à l'heure, fixa son école vers le sommet de la montagne. Non loin de lui enseignait le docte Joscelin; on y voyait aussi, on y entendait de loin l'école d'Albéric de Reims, beau parleur, professeur brillant quand il avait préparé sa leçon, mais facile à désarçonner au choc d'une objection imprévue. Enfin Robert de Melun, professeur émérite, qui fit le voyage de Bologne pour apprendre le droit, oublia en Italie, dit un contemporain, ce qu'il avait enseigné en France, et revint sur la montagne Sainte-Geneviève enseigner ce qu'il avait oublié. Cet inconvénient n'empêcha pas qu'il n'obtînt une grande réputation, ajoutent les bénédictins de l'Histoire littéraire. Sur la fin du x siècle, les professeurs devinrent encore plus nombreux; les documents du temps nous en montrent jusqu'à douze enseignant à la fois, et la liste sans doute est loin d'être complète.

C'est au commencement du XIIIe siècle que l'Université de Paris apparaît d'une manière certaine, comme un corps définitivement constitué. Tout y annonce une compagnie naissante institution d'offices, priviléges de nouvelle concession, règlements qui supposent des usages non écrits. On sent que c'est un édifice nouveau bâti sur un fondement ancien. Ce corps devint bientôt formidable par le nombre de ses suppôts, l'influence de ses doctrines et les distinctions qui attendaient ou plutôt appelaient ses lauréats. Parmi les disciples du seul Abélard, on en compte un qui devint pape, vingt qui furent cardinaux, et plus de cinquante, évêques ou archevêques. Guillaume de Champeaux et Joscelin étaient appelés à un concile à titre de professeurs. Alexandre III

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