Page images
PDF
EPUB

gitation que menaient la plus grande partie de ces gracieux poëtes, ne leur permettaient guère les longs récits de l'épopée. Leur auditoire lui-même n'avait besoin que d'embellir la vie réelle, et non d'y suppléer par des fictions : il eût dit volontiers à ses chanteurs :

Laissez les longs exploits et les vastes pensées.

:

Aussi, à l'exception d'un petit nombre d'œuvres épiques que Fauriel et Raynouard nous ont fait connaître 1, les seuls monuments de la muse méridionale sont-ils des effusions soudaines du sentiment ou de l'esprit; ils ressemblent moins à des compositions littéraires qu'au bruit mélodieux de cette vie d'amour et de plaisir, qui passait joyeuse et élégante entre les tournois des châteaux et l'éternelle fête d'un riant climat. Pour produire de pareilles œuvres, il n'était pas nécessaire d'être un grand clerc et de savoir lire il suffisait d'avoir un cœur capable d'aimer. Les paroles de ce poétique idiome venaient se ranger d'elles-mêmes en vers harmonieux. Les auditeurs n'étaient pas difficiles pour le choix des pensées. Dans ces vers comme dans la nature, l'amour et la beauté se répétaient sans craindre la monotonie. Une idée gracieuse était toujours bien venue, fût-elle une redite. Les dames cueillaient un éloge sur la lèvre du troubadour, comme elles cueillaient une fleur dans leurs gazons, sans s'inquiéter de savoir si toutes les prairies n'en offraient pas de semblables, et si tous les printemps n'en avaient pas prodigué d'aussi belles.

Un des principaux mérites de ces chansons charmantes est entièrement perdu pour quiconque ne peut les lire facilement dans leur langue originale; je veux parler de leur savante harmonie, des combinaisons très-multiples, très-compliquées de ces strophes, des coupes savantes, des cadences symétriques, des retours prévus et longtemps espérés d'une rime sonore. Le rhythme provençal, sous la main des troubadours, se plie et se replie avec une coquetterie pleine de

1. Gérard de Roussillon, Geoffroy et Brunissende, la Chronique des Albigeois, le Roman de Flamenca, le Roman de Fierabras. Voyez Fauriel, Épopée chevaleresque au moyen áge; et Raynouard, Lexique roman, t. I.

grâce, comme un ruban aux couleurs éclatantes qui flotte, s'échappe et revient dans un nœud artistement formé.

Ce serait une erreur de ne chercher que la pensée dans la poésie lyrique. Le sentiment en est l'âme, et souvent il s'exprime par l'harmonie des mots bien plus que par leur sens. L'ode est une musique qui traduit directement les impressions par des sons. Souvent même, en l'absence du sentiment et de la pensée, la mélodie du langage flatte l'oreille et berce l'esprit dans une vague émotion. L'harmonie des vers s'adresse aux puissances les plus intimes, les plus mystérieuses de notre âme, et son empire est d'autant plus incontestable qu'on ne saurait le discuter. Or, la poésie des troubadours est là presque tout entière. On a pu s'imaginer qu'on traduisait les lyriques grecs et latins: sous le rhythme il y avait une pensée assez riche encore pour laisser quelque chose dans la main de l'interprète; mais quand, passant à la poésie des troubadours, on a essayé de jeter au creuset ces bulles légères et brillantes qui étaient toutes en surface, et voilaient un gaz insaisissable des plus riches nuances de l'arc-en-ciel, on s'est étonné de ne plus rien trouver alors qu'on avait tout détruit.

«

:

J'avoue, dit Raynouard, que j'ai essayé vainement d'en offrir une traduction le sentiment, la grâce ne se traduisent pas. Ce sont des fleurs délicates dont il faut respirer le parfum sur la plante. »

"

<< Pour jouir, dit Schlegel, de ces chants qui ont charmé tant d'illustres souverains, tant de preux chevaliers, tant de dames célèbres par leur beauté, il faut écouter les troubadours eux-mêmes et s'efforcer d'entendre leur langage. Vous ne voulez pas vous donner cette peine? Eh bien! vous êtes condamné à lire les traductions de l'abbé Millot. »

Nous allons condamner le lecteur à lire les nôtres, heureux quand nous pourrons en dérober quelques-unes à la plume des habiles critiques qui nous ont précédés en traitant le même sujet.

La plupart de ces chants, le lecteur le sait déjà, ont pour objet l'amour. C'est la matière qui souffre le moins de citations. Rien de plus fade, pour les personnes désintéressés

dans la question, que des soupirs et des compliments. Les vers d'amour semblent exiger la même discrétion que le sentiment qui les inspire. Choisissons done parmi toutes ces pièces quelques-unes de celles qui joignent au mérite commun à toutes, l'avantage d'offrir des traits de mœurs ou d'esprit qui les distinguent à nos yeux.

Arnaud de Marveil; Bertran de Born.

Arnaud de Marveil, pauvre serf, qui devint un habile troubadour et s'attacha à la cour du vicomte de Béziers, s'était épris de la comtesse Adélaïde, fille de Raimond V, comte de Toulouse. En chantant, sous un nom supposé, la dame qu'il aimait, il en trace ainsi l'ingénieux portrait :

Tout la peint à mes yeux; la fraîcheur de l'aurore,
Les fleurs dont la prairie au printemps se colore,
Retraçant à mes sens ses agréments divers,
M'excitent à chanter sa beauté dans mes vers.
Je puis, grâce aux flatteurs dont notre siècle abonde,
L'appeler sans péril la plus belle du monde.

Si l'on n'offrait ce titre à qui ne peut charmer,
Le donner à ma dame eût été la nommer.

Un autre troubadour célèbre, dont M. Villemain a raconté d'une manière intéressante la vie aventureuse et la turbulente humeur, Bertran de Born, l'infatigable batailleur, qui excita les deux fils du roi d'Angleterre, Henri II, à se révolter contre leur père, qui perdit deux fois son château, et que Dante rencontre dans son enfer portant lui même à la main sa tête ensanglantée, qui semble menacer et maudire encore', donne quelquefois un singulier relief à ses chants d'amour par un mélange heureux de sentiments guerriers et d'images empruntées à la vie féodale. Témoin la pièce suivante, où il se justifie, de la manière du monde la plus originale, du soupçon d'infidélité :

Je sais le mal qu'en leurs propos menteurs,
Ont dit de moi vos perfides flatteurs.
Dame, pour Dieu! ne les en croyez mie.
N'éloignez pas votre tant loyal cœur

i. Inferno, canto XXVIII.

De votre bon, fidèle serviteur,
Et de Bertran soyez toujours l'amie.

Au premier jet perdant mon épervier,
Je veux le voir fuir devant le gibier;

Que sur mon poing un faucon me le plume,
Si seul pour moi votre parler n'est doux,
Si mon bonheur est ailleurs qu'avec vous,
Si loin de vous douceur n'est amertume.
Qu'ayant au col mon écu suspendu,
Par un grand vent je trotte morfondu,
Qu'un dur galop me broie ainsi que l'orge;
Qu'ivre et maussade un sot palefrenier
Casse la bride ou lâche l'étrier,,

Si vos flatteurs n'ont menti par la gorge.
Quand je m'approche à table pour jouer,
Que je ne puisse y changer un denier,
Que par une autre elle soit retenue,
Que tous les dés me soient dés malheureux,
Si d'autre femme oncques fus amoureux;
Si, fors la vôtre, une amour m'est connue.
Que je vous laisse aux bras d'un étranger,
Pauvre benêt, sans savoir me venger;
Qu'un vent heureux à ma nef se refuse,
Qu'en cour du roi me batte le portier,
Que du combat je parte le premier,
S'il n'a menti le lâche qui m'accuse.

Cours d'amour; tensons; odes guerrières.

La forme la plus piquante dans laquelle les Provençaux composèrent la chanson d'amour, ce fut le tenson, ou le jeu parti, dialogue entre deux troubadours, espèce de tournoi poétique auquel ils se provoquaient en présence des dames et des chevaliers. « Les tensons, dit Jean Nostradamus, le biographe naïf des troubadours, le père du fameux astrologue, estoyent disputes d'amours qui se faisoyent entre les chevaliers et dames poëtes entreparlans ensemble de quelque belle et subtile question d'amours, et où ils n'en pouvoyent accorder, ils les envoyoyent pour en avoir la deffinition aux dames illustres présidentes, qui tenoyent cour d'amour ouverte et plénière à Signe et à Pierrefitte, ou à Romanin ou à autres, et là dessus en faisoyent arrêts qu'on nommoit lous arrests d'amours.

L'existence de ces curieux tribunaux a été mise hors de doute par les recherches du savant Raynouard. Il en a reconnu des traces incontestables depuis la première moitié du XIIe siècle jusqu'après le xiv. Maître André, chapelain de la cour de France, qui vivait vers l'an 1170, en parle, dans un grave traité écrit en latin, comme d'une institution déjà fort ancienne et en fait remonter l'origine à l'un des chevaliers d'Arthur. Les dames avaient, commé il est juste, la haute main dans ces galantes cours. Ce sont elles qui président, elles qui écoutent les plaideurs. Les arrêts sont rendus en leur nom: De dominarum judicio, dit le grave chapelain André. Il cite même, en fidèle historien, les noms maintenant obscurs des plus illustres conseillers. Dans une autre liste donnée par Nostradamus, espèce d'almanach royal du palais d'amour, nous remarquons, comme faisant partie d'une cour d'Avignon, Laure de Sade et sa tante madame Phanette, lesquelles romançoyent toutes deux promptement en toute sorte de rhythme provençale. Phanette, comme très-excellente en la poésie, avoit une fureur ou inspiration. divine, laquelle fureur estoit estimée un vrai don de Dieu. Elles deffinissoyent aussi les questions d'amours. » Quant à Laure, elle fit un ouvrage plus beau que tous ceux de sa tante elle inspira Pétrarque.

[ocr errors]

Ce n'était pas seulement dans la Provence que fonctionnaient ces gracieuses cours; André cite celles que présidaient les comtesses de Champagne et de Flandre, aussi bien que les cours où siégeaient la reine Eléonore de Guïenne. et la vicomtesse Ermengarde de Narbonne. Les dames juges étaient quelquefois fort nombreuses. Il y en avait dix à la cour de Signe, ainsi qu'à Pierrefitte, douze à Romanin, quatorze à Avignon, et jusqu'à soixante à la cour de Champagne. Elles se faisaient assister par des chevaliers experts, espèces de jurisconsultes ès galanterie, amoureux émérites, qui n'avaient probablement que voix consultative. Souvent ils servaient d'arbitres, quand les parties ne jugeaient pas à propos de provoquer une décision juridique. Etaient-elles mécontentes de l'arbitrage ou même du jugement, il y avait droit d'appel. Nous voyons dans une circonstance la cour

« PreviousContinue »