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Tombe sur le festin, brise plats et flacons,
N'en fait pas moins aux échansons.

Ce ne fut pas le pis: car, pour rendre complète
La vengeance due au poète,

Une poutre cassa les jambes à l'athlète,
Et renvoya les conviés

Pour la plupart estropiés.

La renommée eut soin de publier l'affaire;
Chacun cria: Miracle! on doubla le salaire
Que méritaient les vers d'un homme aimé des dieux.
Il n'était fils de bonne mère

Qui, les payant à qui mieux mieux,
Pour ses ancêtres n'en fît faire.

Je reviens à mon texte, et dis premièrement
Qu'on ne saurait manquer de louer largement
Les dieux et leurs pareils; de plus que Melpomène
Souvent, sans déroger, trafique de sa peine;
Enfin qu'on doit tenir notre art en quelque prix.
[grâce].
Les grands se font honneur dès lors qu'ils nous font
Jadis l'Olympe et le Parnasse
Elaient frères et bons amis.

XV

La Mort et le Malheureux.

Un malheureux appelait tous les jours
La mort à son secours.

O Mort! lui disait-il, que tu me sembles belle!
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle!
La mort crut, en venant, l'obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que vois-je! cria-t-il; ôtez-moi cet objet!

Qu'il est hideux! que sa rencontre

Me cause d'horreur et d'effroi!

N'approche pas, ô Mort! ô Mort, retire-toi!

Mécénas 1 fut un galant homme;

Il a dit quelque part : Qu'on me rende impotent,
[somme]
Cul-de-jatte, goulleux, manchot, pourvu qu'en
Je vive, c'est assez, je suis plus que content.
Ne viens jamais, o Mort! on t'en dit tout aulant?.

Ce sujet a été traité d'une autre façon par Esope, comme la fable suivante le fera voir. Je composai celle-ci pour une raison qui me contraignait de rendre la chose ainsi générale. Mais quelqu'un me fit connaître que j'eusse beaucoup mieux fait de suivre mon original, et que je laissais passer un des plus beaux traits qui fût daus Esope. Cela m'obligea d'y avoir recours. Nous ne saurions aller plus avant que les anciens : ils ne nous ont laissés pour notre part que la gloire de les bien suivre. Je joins toutefois ma fable à celle d'Esope, non que la mienne le mérite, mais à cause du mot de Mécénas que j'y fais entrer, et qui est si beau et si à propos, que je n'ai pas cru le devoir omettre.

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La Mort et le Bûcheron.

Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix d'un fagot aussi bien que des ans,

1 Mécène, favori d'Auguste, ami de Virgile et d'Horace. 2 Les paroles de Mécène que traduit ici la Fontaine sont citées par Sénèque, qui les regarde comme « un monument odieux de la crainte la plus folle », lettre 101e. Elles expriment le sentiment le plus naturel à l'homme, l'amour de la vie; mais elles ne sont pas si belles que le prétend la Fontaine. Nous devons user de la vie de manière à être toujours prêts à la quitter.

Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée1.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ??
Point de pain quelquefois, et jamais de repos :
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée 3,

Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
11 appelle la mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire.
C'est, dit-il, afin de m'aider

A recharger ce bois; tu ne tarderas guère 4.
Le trépas vient tout guérir;

Mais ne bougeons d'où nous sommes :
PLUTÔT SOUFFRIR QUE MOURIR 1

C'est la devise des hommes 5.

1 Ces quatre vers sont pleins de poésie, d'harmonie, de vérité.

2 En la machine ronde, sur la terre.

3 Corvée, travail que l'Etat ou les seigneurs exigeaient comme une redevance.

4 C'est-à-dire cela ne te causera guère de retard. C'est le non est mora longa d'Horace, livre I, ode 23.

5 Boileau et J.-B. Rousseau, qui ont refait cette fable, sont restés bien au-dessous de la Fontaine.

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Compère 1 le renard se mit un jour en frais,
Et retint à dîner 2 commère la cigogne.
Ce régal fut petit et sans beaucoup d'apprêts.
Le galant, pour toute besogne 3,

Avait un brouet clair; il vivait chichement.
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette:
La cigogne au long bec n'en put attraper miette;
Et le drole eut lapé le tout en un moment.
Pour se venger de cette tromperie,
A quelque temps de là la cigogne le prie.
Volontiers, lui dit-il; car avec mes amis
Je ne fais point cérémonie.

A l'heure dite, il courut au logis

1 Compère, commère, sont des titres qui supposent une familiarité affectueuse.

2 Et retint à dîner. « Le renard fait les avances, ce qui rend l'affront fait à la cigogne plus piquant.» (Batteux.) 3 Pour toute besogne, c'est-à-dire pour tout mets.

4 Laper, boire en tirant avec sa langue. Il se dit de quelques quadrupedes, et particulièrement du chien.» (Acad.)

De la cigogne son hôtesse;
Loua très fort sa politesse;

Trouva le diner cuit à point.

Bon appétit surtout renards n'en manquent point.
Il se réjouissait à l'odeur de la viande,
Mise en menus morceaux, et qu'il croyait friande.
On servit, pour l'embarrasser,

En un vase à long col et d'étroite embouchure.
Le bec de la cigogne y pouvait bien passer;
Mais le museau du sire était d'autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,

Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l'oreille.
Trompeurs, c'est pour vous que j'écris ;
Allendez-vous à la pareille.

XVIII

L'Enfant et le Maître d'école.

Dans ce récit je prétends faire voir
D'un certain sot la remontrance vaine.
Un jeune enfant dans l'eau se laissa choir 1
En badinant sur les bords de la Seine.
Le Ciel permit qu'un saule se trouva,
Dont le branchage, après Dieu, le sauva.
S'étant pris, dis-je, aux branches de ce saule,
Par cet endroit passe un maître d'école;
L'enfant lui crie: Au secours! je péris!
Le magister, se tournant à ses cris,
D'un ton fort grave à contre-temps s'avise
De le tancer. Ah! le petit babouin 2,
Voyez, dit-il, où l'a mis sa sottise!
Et puis prenez de tels fripons le soin!

1 Choir, vieux verbe, synonyme de tomber, et qui n'est plus guère usité qu'à l'infinitif.

2 Babouin, espèce de singe. Ce mot se dit au figuré d'un enfant étourdi.

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