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« Sous les derniers Césars, le barreau romain était dans une profonde décadence : c'en était fait du beau rôle qu'avait joué le patronat antique. Pour être avocat, il n'était plus besoin de la science du droit, des ressources de la rhétorique; la considération gagnée par une vie d'honneur était moins nécessaire encore. Il suffisait de poumons. solides et d'une effronterie diffuse à déconcerter. Voyez Vatinius hier il était boulanger; aujourd'hui voici qu'il plaide. Voyez Attalus: hier il conduisait des mules; aujourd'hui il gagne des causes. Et Cipérus? il a quitté son four de boulanger; le voilà qui réussit au barreau. N'a-t-il pas une voix qui sonne comme une trompette? le vit-on jamais suer ou cracher pendant un plaidoyer? - D'autres, au contraire, sont tout enfarinés de littérature. Ils sortent des écoles des rhéteurs, ne leur demandez pas d'étudier les procès, de tâcher d'avoir la connaissance des hommes, de savoir lire dans les âmes, d'en appeler aux idées de droit, de justice éternelle de tout cela, ils n'ont souci; vrais acrobates de l'éloquence, dont on pouvait, nous dit Tacite, chanter et danser les discours. « Tu es un escroc», dit-on à Pédius. Et que répond Pédius? - Il oppose à l'accusation des antithèses admirablement balancées, et des métaphores tout-battant neuves. Quintilien résumait les défauts du barreau à cette époque par deux mots grecs aτexvía paraτexvia (ignorance et frivolité). Le jugement est complet et définitif (1). »

Nous avons noté (commme un dernier vestige de leur barbarie séculaire) que les Romains se laissèrent toujours conduire par la parole; ainsi s'explique l'influence des délateurs, l'éloquence, sauf exceptions, s'étant réfugiée dans la délation; et Tacite le reconnaît quand il fait figurer, en première ligne, parmi les causes de leurs succès, le talent

(1) Pellisson, Les Romains.....

Les

Avocats.

des accusateurs: Accusatorum ingenia, et opes et exercita malis artibus potentia timebantur (1).

Toutefois, suivant Pline, les exceptions auraient été nombreuses (2) à son époque. Il faut le croire sur son affirmation (3), car la plupart de ces grands avocats ne nous sont connus que par lui et l'injure du temps nous a privés des chefs-d'œuvre (4) qui purent être édités.

Dans les causes civiles ou criminelles débattues hors du Sénat, nous rencontrons vingt-un avocats se répartissant en deux groupes à peu près égaux: douze sont des hommes arrivés, neuf des débutants qui cherchent encore la clientèle.

En les passant en revue alphabétiquement, nous signalerons les premiers par la lettre A (arrivé), les seconds par l'initiale D (débutant).

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Calvisius Népos (D) « actif, disert, et droit. Voir Les Protégés.

C. Cæcilius Strabon (A) « nominatus inter Arvales: » a. 101, 105 (5) » opina pour le fisc dans l'affaire d'Egnatius Marcellinus. Consul désigné en 104, fut, à cette date, l'adversaire de Pline dans l'affaire Corellia.

(1) I. Hist., 1. IV, 44. II. « Les orateurs en renom de cette époque, c'étaient les délateurs. Eux seuls avaient la parole; l'accusé ne prenait plus guère la peine de se défendre. C'était donc l'éloquence des délateurs qui transportait toute cette jeunesse éprise de beau langage; elle lisait avec passion leurs discours, elle en retenait et en répétait les plus beaux passages, elle en admirait les traits hardis et les insinuations adroites.» (Boissier, l'Opposition sous les Césars).

(2) Mais, tout au moins, suivant M. Pichon, les rangs des avocats sont trop clairsemés pour permettre une lutte égale : « Les avocats sont trop peu >> nombreux pour contre-balancer la réputation des délateurs. » (R. Pichon, p. 459).

(3) A moins d'accueillir cette très fine et très vraisemblable hypothèse de M. Pellisson (Rome sous Trajan) : « Pline se croit le premier orateur de son temps et n'a sans doute pas tort, - aussi souhaiterait-il ne pas devoir sa primauté à la médiocrité de ceux qui l'entourent. Les éloges ne lui coûtent guère, car il compte qu'ils lui rapporteront. »>

(4) — Voici le jugement d'ensemble que M. Michaut porte sur ces chefsd'œuvre : « Il n'y a plus guère d'éloquence judiciaire : les tribunaux mieux » organisés, mieux composés, moins sensibles aux prestiges des mots, moins » accessibles aux passions dont joue l'orateur, rendent peut-être une jus» tice plus juste; mais, sauf en de rares circonstances, les défenseurs n'y » sont plus que des avoués. » (Le Génie latin, 1900, Fontemoing).

(5) Henzen, Arv., p. 58.

Cornélius Minucianus (D) (1), l'honneur de la Transpadanie millionnaire, lettré, avocat, juge. Et quel avocat ! fortissimus advocatus. Et quel juge! rectissimus judex.

Crémutius Ruson (D) « de noble naissance et de très > rares dispositions », débute au palais vers 107; Pline n'accepte l'affaire de Triarius qu'à la condition de plaider avec lui (2).

Erucius Clarus (A) « personnage d'éminentes vertus, antique, disert, et très versé dans la pratique du barreau où il plaide avec autant de droiture que de fermeté et de discrétion. »

C. Fannius (A) « élégant et disert, naturellement péné»trant, d'expérience consommée, ne reculant jamais › devant la vérité. » Pline« prenait volontiers ses avis (3). »

Hérennius Sénécion (A), réputé pour son esprit, se charge, sous Domitien, de défendre Licinianus accusé d'inceste avec une Vestale. Son client faisant défaut, il borne sa plaidoirie à sept mots: Ex advocato nuntius factus sum; Licinianus recessit. Retourne la célèbre définition que Caton avait donnée de l'orateur et applique à Régulus sa nouvelle formule: Orator est vir malus dicendi imperitus. Voir Les Protecteurs.

Julius Africanus (D), quatrième du nom. Voici sa filiation:

1o Julius Africanus, l'un des familiers de Séjan, fut compris, après la disgrâce de son ami, dans les hécatombes sénatoriales. Il était originaire de Saintonge : e Santonis, gallica civitate (4).

2o Julius Africanus, fils du précédent, qui, d'abord habita la Saintonge, puis vint se fixer à Rome comme avocat, fut en 59 commissionné par ses compatriotes (ainsi seront

(1) Malgré les compliments de Pline, nous le classons parmi les débutants, parce qu'il n'avait point encore fait son service militaire à l'époque même où il était qualifié de fortissimus advocatus.

(2) Voir t. I, p. 603-604, La Vie oratoire (Les Plaidoyers).

(3) Voir t. III, p. 145-146.

(4) Tacite, Ann., 1. VI, 7.

commissionnés les panégyristes du rye siècle) (1) pour envoyer à Néron, après le meurtre d'Agrippine, l'Adresse de ses provinces de Gaule. On jugea cette phrase une trouvaille géniale « Vos Gaules vous supplient, César, de > supporter votre bonheur avec résignation (2). » Quintilien a tracé ce parallèle entre Domitius Afer et Julius Africanus « Le premier est à préférer pour l'art et les quali» tés du style en général; je n'hésite pas à le mettre sur la » ligne des anciens. Le second a plus de mouvement, > mais il est trop recherché dans le choix des mots; sa composition fatigue par des longueurs et il est trop prodigue de métaphores (3). » L'exactitude de ce jugement sur Africanus nous est attestée par une anecdote de Pline: « Passiénus Crispus (4) dit, après avoir entendu plaider » Julius Africanus: Bien, fort bien, en vérité, mais pour» quoi si bien ? »

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3o Julius Africanus, fils du précédent, n'a laissé aucune trace dans l'histoire.

4o Julius Africanus, avocat comme son grand-père, avait « plus de talent que d'adresse. » Il plaida en 103 dans un procès en revision (affaire des affranchis accusés de faux et d'empoisonnement) contre Pline qui le terrassa.

P. Métilius Sabinus Népos (A) vir gravissimus, doctissimus, disertissimus.

Nératius Priscus (D). Encore simple avocat, fut chargé par Pline, sous Domitien, de l'affaire Crescens c/ Maxime (5). Voir Les Emules.

Numidius (6) Quadratus (D).

Pline a peint son portrait en pied (7).

(1) Voir t. III, notamment p. 461, 470.

(2) Quintilien, Institut. orat., 1. VIII.

(3) Institut. orat., 1. X.

(4) Petit-fils d'avocat, fils de consul, avocat lui-même, d'abord marié à Domitia, tante de Néron, puis à Agrippine (deuxièmes noces), mère de Néron, consul ordinaire en 44, empoisonné sous Claude; Néron hérita de sa fortune qui était considérable. Sénèque a vanté la finesse de son esprit. (3) Voir t. III, p. 132 et suiv.

(6) Sic Catanæus, Henri Estienne, etc., ou Keil, Ummidius. Alde lit Tummidius (1. VI, 11) et Numidia (1. VII, 24).

(7) On verra que si Pline encense ridiculement Quadratus, il représente

Lettre à Geminius.

<< Numidia Quadratilla vient de décéder à l'âge d'un peu moins de quatre-vingts ans. Jusqu'à sa dernière maladie, elle avait conservé sa verdeur et même un corps plus trapu (1) et plus robuste que la femme du monde en général (2). Elle est décédée laissant un testament des plus honorables. Ses héritiers sont: sa petite-fille pour deux tiers, son petit-fils pour un tiers. Je connais peu la petite-fille. Quant au petit-fils, je le chéris très étroitement. C'est un jeune homme rare. Il mérite qu'on n'abandonne point, à ceux qui lui tiennent par le sang, le privilège de l'aimer comme un parent. D'abord, quoique d'une beauté remarquable, il a échappé, durant son enfance et durant sa jeunesse, à tous les malins propos (3). Marié à vingt-quatre ans, il serait père si la divinité y eût consenti (4). Dans la société d'une aïeule frivole (5), il a vécu avec le plus grand sérieux et cependant avec le plus grand respect. Celle-ci avait des pantomimes, et s'attachait à eux plus passionnément qu'il ne conviendrait à une patricienne. Quadratus ne les regardait jouer ni sur le théâtre, ni dans la maison; elle ne l'exigeait pas, d'ailleurs. Elle-même me dit en me recommandant les études de son petit

(ou à peu près) sa grand'mère qui vient de décéder sous les traits d'une vieille folle. C'est donc là une de ces lettres qui ne purent être publiées aussitôt rédaction.

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(1) Compacto corpore et robusto. Pour l'explication de compacto, M. Moritz Doring renvoie à Suétone, Vespasien, 20, et à Columelle, VI, 1. Suétone dit de Vespasien: fuit.... compactis firmisque membris, et Columelle, des bœufs Parandi sunt..... cruribus compactis ac rectis. Le sens de compactus flotte entre ramassé, trapu (Lebaigue); épais (de Golbéry); ferme (de Sacy, Du Bois, Pessonneaux); solide (Cabaret-Dupaty).

(2) Ce qui revient à dire que cette patricienne était de médiocre distinction.

(3) « Pour commenter ces lignes, on peut se reporter à ce que dit Cicéron au sujet de Cœlius. Or. pro. Coel, V » (Ernesti). Aujourd'hui où l'on dit tant de mal de nos mœurs, on ne se réprésente pas qu'écrire d'un jeune homme ou d'une jeune fille de l'élite sociale : Il n'a jamais été παιδεραστής ou Elle n'a jamais fait parler d'elle » puisse constituer un compliment.

(4) Encore un compliment que nous n'avons point fait entrer dans notre Vocabulaire. Ce jeune homme est tellement exceptionnel que, le cas échéant, il accepterait la paternité. Pauvre aristocratie, vouée à une disparition prochaine, que celle qui ne veut pas (voir 1. IV, 15), ou ne peut pas (voir passim) avoir d'enfants!

(5) Aviæ delicatæ.

M. Moritz Döring joint ce commentaire : « Elle jouait > au bel esprit et à la grande dame. Elle aimait à recevoir les artistes chez >> elle comme il appert de ce qui suit. Delicatus a donc ici le même sens » qu'elegans. Depuis Auguste (nous n'avons pas changé), l'effet produit par » les acteurs était le sujet favori des conversations; on y échappait rare» ment dans la société des dames et des dandys de ce temps. La chronique

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