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remarquerons seulement qu'un talent de premier ordre procède de lui-même et qu'un mauvais Corot vaut mieux qu'un bon Trouillebert. Il nous suffit de savoir que le plus grand avocat du barreau de Trajan (1) se contenta du rôle de copiste pour le placer au second plan sur le tableau des orateurs (2). Ajoutons qu'il juge trop étroit le cadre normal de ses procès d'affaires (orationes pugnaces et contentiosa) et insensible, comme ses contemporains (3), au tact, à la mesure, à la proportion, s'efforce sans cesse de s'en dégager, que, de plus, faute d'avoir suivi, ainsi que son ancêtre, le cours complémentaire d'un Scævola,

(1) I. « Deux noms, Tacite et Pline, dominent surtout cette époque: Tacite orateur grave, nerveux, imposant, abandonne bientôt l'éloquence pour l'histoire.... Génie souple, adroit, avisé, doué de plus de tendresse que de force et de distinction que de grandeur, écrivain aimable, châtié, spirituel, et plus près de Quintilien que de Tacite, Pline est le seul avocat illustre qu'on puisse citer après Cicéron. » (Froment). II. « On ne pourra jamais classer Pline dans les sommités oratoires de Rome, mais on l'intitu» lera le Prince des décadents involontaires. » (Morillot). Princeps dicetur eorum qui inviti romanam eloquentiam ad pejorem formam dicendi inclinave

runt.

(2) I. « Orateur, Pline n'avait pas les grandes qualités des chefs d'école; il avait de l'habileté, du talent, de fortes études, mais le génie original et créateur lui manquait absolument. » (A. Waltz). II.-L'enthousiasme d'Henri Estienne pour Pline épistolier ne l'empêche pas de formuler ce jugement: « J'ai dit que, selon moi, Pline sur les terrains où je me suis placé, ne le cédait en rien à Cicéron. Toutefois, on ne saurait comparer son éloquence, même dans le panégyrique, à la cicéronienne : surtout si l'on considère non seulement l'invention et la disposition, mais aussi l'élocution. » (Epistolæ et Panegyricus cum Græcarum vocum et sententiarum interpretatione. Parisiis, 1581. Præfatio).

(3) I. « L'art (de cette époque) s'admire et se complait en lui-même. Il est fait à l'usage du monde élégant et superficiel qui vit à Rome de plaisir, de curiosité, de mouvement frivole et stérile.... Il pêche par excès de culture et d'imitation..... La forme dépasse toujours la matière. » (Froment). II. Voir aussi Cucheval, L'Eloquence romaine après Cicéron, t. II, pages 76 et suiv.; 228-238. 111. Pour apprécier la justesse de la remarque de M. Froment, en ce qui concerne l'imitation, il suffirait de lire la lettre, 1. I, 2, où Pline avoue, comme la chose la plus naturelle du monde, qu'il a essayé, dans un même discours, de pasticher Cicéron, Calvus « sa nouvelle idole >> et Démosthène. Avec ces procédés, on obtient à 18 ans le prix de discours latin au Concours général, mais quand la quarantaine les conserve, on est bien sûr de n'être jamais orateur di primo cartello. IV. En analysant les Confessions éparses, M. Morillot (p. 71-72) a noté que Pline ne se contenta pas de Démosthène, Calvus, Cicéron, mais qu'il s'en prit aussi à Périclès, Eschine, Hypéride, Pollion, Célius, César. (L'imitation multiple était, d'ailleurs, un précepte de Quintilien qui blâme illos qui se uni alicui generi dediderunt). (L. X, p. 84, édit. Panckoucke).

il resté étranger à la science juridique (1), de telle sorte qu'il dut être exclusivement un avocat littéraire (2).

Quant à son éloquence écrite, nous la devinons aux objections de ses bons amis Lupercus et Minucius : « faiseuse de bouquets, toute peinte, toute dorée, semblant toujours sortir d'une boîte (3), mais un érudit du ve siècle, qui en eut connaissance, nous autorisé à lui supposer des qualités compensatrices de ses travers.

Dans ses Saturnales où il imagine douze Décisionnaires universels comme celui des Lettres persanes, qui tranchent, en trois journées, 105 questions grammaticales, littéraires, scientifiques, historiques, philosophiques, politiques, Macrobe prête cette opinion à l'un des interlocuteurs.

Il y a quatre genres d'éloquence; le genre abondant » dans lequel Cicéron est le maître; le genre concis dans lequel Salluste est au premier rang; le genre froid qui » est celui de Fronton; le genre gras et fleuri (pingue et floridum (4) où s'épanouit le talent de Pline et dans lequel notre Symmaque ne le cède maintenant à aucun » des anciens. »

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Ame ardente sans être sectaire (5), Symmaque, attaché au paganisme comme tout son milieu aristocratique, présenta, en 384, au nom du Sénat, requête à Valentinien II, pour solliciter le rétablissement de la statue de la Victoire, enlevée du Capitole et la neutralité religieuse. Avec

(1) « Pline était plus orateur que jurisconsulte. Il savait au besoin traiter une question de droit, mais il la traitait avec effort et il n'attendait pas du public plus de faveur et plus de goût pour sa harangue qu'il n'y en avait mis lui-même. L. II, 19.» (Froment).

(2) M. Teuffel classe, cependant, Pline parmi les orateurs juridiques. Pour accepter cette opinion, il faudrait admettre qu'on peut devenir jurisconsulle sans étude préalable et même avec le dédan du droit.

(3) Ainsi parlait Balzac (l'épistolier) de l'éloquence quintessenciée. (4) Floridum. C'est l'épithète que Fabricius applique à l'épistolographe: Exstant ejus epistolarum florida ingeniosaque elegantia insignium libri decem. - Pline lui-même nous fait connaitre qu'il emprunte surtout à Cicéron sa boîte à couleurs. (Cicéron, Ad Attic., 1. I, 14; Pline, Epist., 1. 1, 2). (5) « On ne trouve dans ses écrits nulle expression de hame contre le » christianisme : comme Pline le Jeune, il va même jusqu'à louer la vertu » des chrétiens. » (Villemain, Etude sur Symmaque et saint Ambroise).

moins d'éclat et plus d'à-propos (1) Saint-Ambroise répondit au nom de la minorité chrétienne et triompha (2); mais le discours de son contradicteur demeure dans toutes les mémoires littéraires (3).

Nous demandons, s'écrie-t-il, la conservation d'une religion dont la République a profité si longtemps. Comptez tous les Empereurs de l'une et de l'autre secte, de l'une et de l'autre opinion! Parmi vos prédécesseurs immédiats, l'un a observé les cérémonies nationales, l'autre les a tolérées; ce sont là des exemples très récents que nous vous proposons si vous ne voulez point tenir compte de l'ancienneté de notre culte.

>> Quel homme chérit à ce point les Barbares qu'il puisse se refuser à réclamer l'autel de la Victoire ?

La Victoire! Si nous dédaignons de saluer sa divinité, rendons, du moins, hommage à son nom, et respectons la Majesté du Sénat.

» Nous vous en supplions: permettez à notre vieillesse de transmettre à ses descendants la religion qu'on enseigna à notre enfance.

» Tous vos sujets contemplent les mêmes astres; la voûte céleste leur est commune; le même monde les enveloppe; qu'importe la voie par laquelle notre inquiétude cherche la vérité! un seul chemin ne saurait suffire pour atteindre un si lointain mystère; et, puisque la cause première reste entourée de nuages, comment connaîtra-t-on les dieux si l'on supprime, avec l'histoire, toutes les traditions des ancêtres? Mais c'est là le terrain des controverses philosophiques; nous n'entendons lutter contre personne; nous nous bornons à des prières.

(1) V. Duruy.

(2) Grâce à ce qu'un historien français a nommé : « l'extraordinaire et incommensurable servilité habituelle aux Assemblées. » Quand le Sénat se vit en opposition avec l'Empereur, il désavoua son ambassadeur à une écrasante majorité.

(3) « Cette relatio de Symmaque est aussi remarquable par le style que » touchante comme expression d'une douleur vraie. » (Teuffel).

» Ecoutez, prince, écoutez la voix même de Rome qui vous dit : « O toi, père de la patrie, respecte les longues années que mon culte a vécu. Autorise les cérémonies des aïeux. Je n'ai pas lieu de m'en repentir. Ce culte mit l'univers sous ma loi. Il a repoussé Annibal de mes murailles et le Gaulois du Capitole. Laisse donc en paix les dieux de la patrie; enrichis ton trésor des dépouilles de l'ennemi, non de celles des pontifes ! »

Symmaque se proposa toujours Pline le Jeune pour modèle (1); si le maître eut autant de talent que son élève, nous devons regretter profondément la perte de ses publication soratoires (2).

IV

LES CONFRÈRES (3)

Avant Cicéron, le barreau romain comprenait, sous des dénominations multiples, cinq éléments distincts: 1° L'avocat politique: orator.

2o L'avocat au criminel: accusator, quadruplator. Subdivision. L'avocat au criminel reçoit le titre en demandant, dans les délits publics, de delator; en demandant, dans les délits privés, de cognitor ou procurator, suivant que son client est ou non présent à l'audience; en défendant, soit à une accusation de délit public, soit à une

(1) N.-A. Dubois, Notice sur Macrobe.

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- Le

(2) A l'exclusion des notes et sauf quelques changements de dates, les trois paragraphes qui précèdent (La Rhétorique, Les Plaidoyers, Talent) ont fait l'objet de notre discours de rentrée, prononcé le 16 octobre 1899, devant la Cour d'appel de Besançon. Puisque l'occasion se présente, ajoutons que les études sur Maxime et Voconius Romanus, insérées t. III, avaient paru en 1898 dans des périodiques francs-comtois; mais le format de ces revues nous avait obligé à supprimer l'Avertissement et les Commentaires, comme à remplacer les traductions intégrales des lettres par de simples analyses.

(3) Voir : 1. I, 5, 16, 18, 20, 22, 23; 1. II, 1, 9, 11, 12, 13; 1. III, 9; 1. IV, 4, 7, 9, 11, 12, 22, 26; 1. V, 4, 5, 13, 14, 20, 21; 1. VI, 2, 5, 8, 11, 13, 15, 19, 23; 1. VII, 1, 6, 9, 16, 19, 22, 24, 27, 33; 1. VIII, 14, 22; 1. IX, 11, 13, 30.

inculpation de délit privé (1), de defensor ou advocatus. 3o L'avocat au civil: causidicus, ou patronus (2).

4° L'avocat consultant: jurisperitus, consulentibus respondens.

5o L'avocat professeur: rhetor, declamator (3).

Des qualités et des talents différents étaient évidemment nécessaires à la tribune politique, au siège du ministère public, à la barre criminelle, à l'audience civile, dans une chaire de rhétorique, mais Cicéron, dont le génie exceptionnel put cumuler tous ces genres, a consacré une œuvre considérable à la réfutation de la théorie des spécialités, et à l'unification des hommes de parole. A ses yeux, l'éloquence forme un tout indivisible; on ne saurait la sectionner en genres et le barreau doit être intégralement compris sous la plus flamboyante des étiquettes, celle d'orateurs. L'affirmation était plus facile que la preuve ; aussi le père de l'unité se voit-il contraint, quand il descend dans la pratique, de faire de temps à autre des concessions et des classifications. Ici, il reconnaît que l'orateur par lui dépeint rentre dans le domaine du rêve idéal, et qu'il ne ressemble à aucun homme connu ; là, il donne à l'éloquence le premier rang, et à la jurisprudence, le second; ailleurs, il concède que le talent du rhéteur ne constitue qu'une partie de l'art oratoire. Bien plus, les jugements qu'il porte sur les jurisconsultes varient

(1) Nous avons expliqué que les délits publics correspondaient à peu près à nos crimes d'Assises, et les délits privés à nos délits correctionnels. A défaut d'institution de ministère public, les premiers pouvaient être poursuivis par tous les citoyens, les seconds étant réservés aux diligences des parties lésées.

(2) Dans le vieil état républicain, il n'existait pas de professionnels de la parole. Lorsqu'un patricien se trouvait engagé dans un procès, il soutenait lui-même sa cause. Lorsqu'un plébéien citait ou était cité en justice, il confiait l'affaire à son patron pour lequel cette assistance constituait un impérieux devoir. Insensiblement avec le progrès de la civilisation, du droit, des belles-lettres, le patronus devint insuffisant et cent ans environ avant notre ère, le barreau romain fut fondée. La portée de patronus varie donc suivant l'époque.

(3) D'autres classifications ont été proposées par MM. Grellet-Dumazeau, Le Barreau romain; Humbert (Dictionnaire Daremberg et Saglio), Willems. Nous donnons celle qui nous paraît inhérente aux choses.

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