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parole, et je me souviens que, dans certaines affaires capitales, j'ai mieux servi les accusés en me taisant que je n'aurais pu le faire par les discours les plus étudiés.

XIII.

Lettre à Lupercus (1).

Je me suis exprimé, je crois, avec justesse, quand j'ai dit d'un orateur judicieux et sage de notre temps, mais trop timide et trop circonspect : Il n'a qu'un défaut, c'est de n'en point avoir (2). En effet, l'orateur doit s'élever, s'élancer, quelquefois s'échauffer, se laisser emporter et souvent s'avancer jusqu'au bord du précipice. Il n'est guère de hauteur ni de sommité qui ne soit voisine d'un abîme. Le chemin est plus sûr à travers la plaine, mais il est plus bas et plus obscur. Ceux qui rampent ne risquent point de tomber comme ceux qui courent, mais il n'y a pour ceux-là nulle gloire à ne pas tomber; ceux-ci en acquièrent même en tombant. Les dangers ont leur prix dans l'éloquence comme dans les autres arts..... Pourquoi ces réflexions? c'est que vous avez noté dans mes écrits quelques passages où vous trouvez de l'enflure et où je ne trouvais, moi, que de l'élévation ; d'autres qui vous paraissaient forcés et qui ne me semblaient que hardis. Il est beaucoup plus facile à la critique de marquer les endroits saillants que les endroits défectueux. Chacun est frappé de tout ce qui a de la grandeur et de l'éclat ; mais il faut un discernement bien fin pour juger si c'est grandeur ou exagération, hauteur régulière ou hauteur monstrueuse (3).

(1) I. On n'a pas de renseignements sur ce personnage. II. « La lettre à Lupercus est une sorte de profession de foi littéraire. » (Waltz. Traductions). (2) « Un homme qui ne montre aucun défaut est un sot ou un hypocrite. Il est des défauts tellement liés à de belles qualités qu'ils les annoncent et qu'on fait bien de ne pas s'en corriger. » (Joubert).

(3) « De cette éloquence si travaillée, et pour tout dire, un peu précieuse, que pouvaient sentir les Centumvirs? Que de fleurs dont ils laissaient perdre le parfum! Que de traits dont ils ne sentaient pas la pointe ! Là est peutêtre la véritable cause qui dégoûta Pline du barreau et lui fit prendre de bonne heure sa retraite.» (Pellisson. Les Romains...... Commentaire de la lettre à Lupercus).

XIV.

Lettre à Minucius Fuscus (1).

Je vous adresse, comme vous l'avez exigé, le mémoire que j'ai composé pour votre ami.... Je vous l'envoie plus tard que je ne vous l'avais promis afin que vous n'ayez pas le loisir de le corriger, c'est-à-dire pour ne pas vous laisser perdre votre temps; il vous en restera, cependant, assez, malgré la précaution, sinon pour le corriger, du moins pour retrancher ses meilleures parties, car vous êtes naturellement chercheur de la petite bête.... Je soupçonne donc que votre malheureuse subtilité jugera emphatiques les périodes plus cadencées et de plus haut souffle.....

XV. Très exacte remarque d'Attilius: « Les enfants » commencent au berceau par plaider devant les Centum» virs, comme aux écoles par lire Homère. » En effet, au barreau et aux écoles on débute par le plus difficile.

Notons en passant que l'ancien rhétoricien est ici partiellement en désaccord avec son professeur. Quintilien (1. I, 8) pensait, au contraire, qu'il était sage de faire commencer les enfants par la lecture d'Homère et de Virgile « où ils ne puiseront que d'excellents principes, échauffe» ront leurs imaginations, élèveront leurs âmes ; l'intelli»gence des poèmes, qu'ils reliront toute leur vie, devant » venir plus tard. »

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Avidius Quiétus qui me témoignait une affection et (ce dont je ne me félicite pas moins) une estime toute particulière, aimait à citer les paroles de Thraséas, son ami intime, notamment celle-ci : «On doit se charger de trois » sortes de causes; celles de ses amis; celles qui sont » délaissées (2); celles qui intéressent l'exemple. » Pour

(1) Voir la lettre t. III, p. 205.

(2) Destitutas. « Les affaires refusées par les autres, soit à cause du danger, soit à cause de la difficulté, soit pour quelque autre inconvénient. » (Ernesti).

quoi celles de ses amis? Il n'est pas besoin de commentaire. Pourquoi les délaissées ? parce que c'est là surtout que se montrent la fermeté et l'humanité de l'avocat. Pourquoi celles qui intéressent l'exemple ? Répandre le bienou le mal est de grave conséquence. Quant à moi, j'apporterai un complément à cette nomenclature; il est peut-être ambitieux; je l'apporterai, néanmoins, en joignant les causes brillantes et retentissantes (1), car il semble également légitime de plaider parfois pour la gloire et la renommée, c'est-à-dire sa propre cause. Voilà, puisque vous m'avez consulté, les limites que je fixe à votre dignité et à vos scrupules (2). Je sais bien que l'usage passe pour le meilleur maître de l'éloquence, et qu'il l'est en effet. Mais l'expérience m'a démontré toute la vérité de ce mot de Pollion (ou qu'on lui attribue): « Bien plaider m'a fait >> plaider souvent. Plaider souvent m'a fait plaider moins » bien. » Un excès d'habitude engendre plus la facilité que la faculté de parler (3), moins de confiance que de témérité. Malgré la faiblesse de sa voix et sa timidité, qui l'empêchèrent d'affronter le public, Isocrate acquit le renom de grand orateur. Ainsi donc, lisez, écrivez, méditez beaucoup afin de pouvoir parler quand vous voudrez; vous parlerez quand vous devrez le vouloir (4). Telle est (ou peu s'en faut) la juste mesure que j'ai observée moi

(1) M. Giesen écrit : « Pénétré de sa haute mission oratoire, Pline n'élève la voix que pour protéger le Droit et l'Innocence. » Comme nous le voyons par l'adjonction de ces causes éclatantes, Pline ne demandait pas pour lui cette auréole exclusive de défenseur de la veuve et de l'orphelin. Il suffit, du reste, de dépouiller quelques-uns de ses dossiers pour constater qu'il n'y avait pas droit.

(2) Dans la rhétorique à Hérennius, 1. I, 3, Cicéron donne cette classification: « Il y a quatre genres de causes : l'honnête, le honteux, le douteux et > le bas. >> Genre honnête on parle pour un homme de bien ou contre un parricide. Genre honteux : on attaque ce qui est honorable, ou l'on défend ce qui ne l'est pas. Genre douteux: cause mi-partie honnête, mi-partie honteuse. Genre bas : Quum comtemta res affertur.

(3) Facilitas magis quam facultas. Au point de vue clarté, il faudrait traduire facultas par talent; mais nous avons tenu à conserver le quasi-jeu de mots.

(4) Dices quum velle debebis. « Lorsqu'il vous écherra l'une des causes rentrant dans la classification sus-énoncée. » (Catanæus).

même. Parfois, j'ai obéi à la nécessité qui est une partie de la raison. Car j'ai plaidé quelques affaires sur l'ordre du Sénat. Cependant il s'en trouvait parmi elles qui rentraient dans la classification de Thraséas, au titre des Causes intéressant l'exemple....

Cicéron parlait sur de simples notes et rédigeait ensuite son discours (1), quelquefois tout différent de celui qu'on avait entendu. C'est ainsi qu'ayant perdu, en partie par sa faute, le procès de Milon, il se dédommagea en composant les admirables plaidoiries qu'il eût prononcées si, le jour de l'audience, il avait été mieux disposé; ce qui fit dire plaisamment à son client, condamné à l'exil et retiré à Marseille O mon cher avocat! Si vous aviez parlé » comme votre livre, je ne souperais pas ce soir avec les > excellentes sardines de Provence ! »

Pline, à son tour, refondit, amplifia, embellit tous ses discours (2) après les avoir soumis à un comité d'admiration, mais il annexa la préface omise par son prédécesseur. « A la lecture, l'éloquence perd son impétuosité, sa chaleur, presque son nom. La réunion des juges, l'affluence des confrères, l'attente du jugement, la réputation, non d'un seul homme, mais de multiples avocats, les intérêts divers qui partagent l'auditoire ; c'est tout cela qui nous attire et nous

(1) Les orateurs d'autrefois estimaient l'éloquence un trésor trop précieux pour le semer çà et là, comme le sable des fontaines; la cause qu'ils avaient plaidée n'était définitivement perdue ou gagnée que s'ils avaient sauvé leur plaidoirie de l'indifférence, de l'oubli. Quand il a prononcé son admirable Pro Milone, Cicéron se remet à l'œuvre comme s'il s'agissait de la vie et de la liberté de son client; il refait sa plaidoirie.... » (J. Janın).

(2) Nous ne saurions partager l'opinion de M. J. Martha qui, développant un jugement de M. Grasset, fait de Pline une sorte de Massillon, écrivant, apprenant, récitant intégralement tous ses discours. La multiplicité et la longueur des plaidoyers de notre auteur repoussent l'hypothèse d'une semblable méthode. Aussi distinguons-nous nettement, avec M Morillot (p. 33) son éloquence sur simples notes et ses compositions ultérieures dont M. Demogeot a dit : « L'homme de lettres, qui commençait à germer dans » Cicéron atteignit sa pleine floraison dans Pline le Jeune. Après avoir parlé >> pour le tribunal, il écrit pour la lecture publique, il écrit pour la postérité » surtout; il refond ses discours comme sa correspondance; il y consacre sa vie, »

enflamme dans une plaidoirie. Joignez le geste, la marche devant soi, en arrière, sur la droite, sur la gauche, et les mouvements du corps en parfaite harmonie avec les sentiments exprimés (1).» Réflexion si juste que M. René Doumic a pu écrire : « L'éloquence de Cicéron n'est plus pour nous >> qu'un bruit de paroles où nous ne trouvons presque plus » de sens. »

En l'absence des vicomtes de Cormenin de l'Antiquité latine, nous sommes contraints de nous en rapporter à Pline sur les mérites de ses plaidoiries prononcées présence d'esprit, vivacité, souplesse, phrases cadencées, périodes musicales, coloris, élégance et longueur (2). Nous

....

(1) « On sait quelle importance les Romains donnent à l'action qu'ils appellent le langage du corps (sermo corporis) Ils veulent qu'on soit éloquent des pieds à la tête, toto corpore..... Si les avocats romains prennent ainsi modèle sur les acteurs et leur empruntent une partie de leurs procédés, c'est qu'ils y sont amenés par les dispositions mêmes du prétoire.... Ils parlent sur une scène puisqu'ils ne sont pas confinés à leur place et que l'espace ne leur est pas mesuré. D'une part, entre leur banc et la barrière qui isole le tribunal, d'autre part entre la clôture extérieure et la ligne des bancs réservés à la partie adverse, ils peuvent circuler à leur aise et se donner du champ en long et en large. » (J. Martha, La plaidoirie à Rome, au temps de Cicéron).

(2) I. « Pline est ennemi de la concision.» (Teuffel). II. « Être long et tout dire, tel est le système de Pline. » (J. Martha). III. « C'est principalement dans le genre descriptif que dut briller le talent de Pline. » (Tanzmann). IV. « Quels que soient ses défauts, Pline fut l'un des plus remarquables orateurs du premier siècle, l'avocat le plus célèbre de son époque, et le digne panégyriste, suivant l'expression de Brotier, d'un grand héros. La maestria de sa langue, la vivacité de son imagination, son habileté à cadencer la phrase, l'harmonie de ses périodes doivent lui faire pardonner l'enflure accidentelle, la recherche excessive et les labeurs de son élégance. » (F. Scolari). V. « Il n'est pas facile de se prononcer sur les mérites oratoires de Pline, quelque retentissante qu'ait été sa renommée. Cependant quand on songe à l'influence que les leçons de Quintilien durent exercer sur la formation de son talent, quand on se reporte aux thèses qu'il a exposées luimême sur les qualités et les devoirs de l'avocat; enfin quand on examine les fragments, ou plutôt les résumés qu'il nous a laissés de quelques-uns de ses plaidoyers, on peut arriver à se figurer ce que fut Pline come orateur. Une étude consciencieuse de la cause, une composition régulière, une argumentation suivie, peut-être un peu subtile; une diction élégante, soignée, sans doute fleurie et recherchée suivant le goût du temps; plus d'abondance dans les paroles que dans les idées; plus de traits que de mouvement; plus d'art que d'inspiration; autant de finesse que d'à-propos dans les réparties, une action insinuante, plutôt qu'énergique; en un mot, les principaux caractères de ce qu'on est convenu d'appeler le genre tempéré : voilà probablement ce que nous eussions trouvé dans les discours de Pline. » (Lebaigue).

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