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justesse, narre avec clarté, combat avec vivacité, conclut avec force, brode avec noblesse; bref, il instruit, charme, émeut. Quoi surtout? Hésitation. Chez lui, fréquents enthymêmes, fréquents syllogismes, des syllogismes serrés et parfaits, ce que la plume même n'obtient pas sans peine. Mémoire incroyable: il reprend de loin une improvisation et ne se trompe pas d'un mot (1). C'est par l'étude et l'exercice qu'il parvint à une telle (2), car, jour et nuit, il ne fait que cela, n'entend que cela, ne dit que cela. Il a dépassé la soixantaine et est resté uniquement homme d'école. Rien de plus sincère, de plus loyal, de meilleur que ce genre d'hommes. Quant à nous qui usons notre vie au forum et dans les vrais procès, nous apprenons, même sans le vouloir, beaucoup de mauvaise foi. A l'école, dans l'Auditorium, dans la cause fictive, c'est la lutte désarmée, inoffensive et non moins heureuse, surtout pour les vieillards. Car quoi de plus heureux pour la vieillesse qu'un bonheur de jeunesse ? Aussi je juge Isée non seulement le plus disert, mais encore le plus heureux des hommes (3). Si vous ne souhaitez pas le connaître, vous êtes de roc et de fer. En supposant que vous n'ayez pas d'autre motif, que vous ne désiriez pas nous voir, venez du moins pour l'entendre. N'avez-vous

(1) I. « Poscit controversias plures..... Isée avait la prétention d'improviser complètement. En conséquence, il invita ses différents auditeurs à lui proposer des sujets de discussion et choisit l'un d'entre eux (ceci évitait le soupçon d'entente avec quelque compère). Il permettait souvent à la réunion de décider s'il soutiendrait le pour ou le contre. Malgré ces précautions, Philostrate dit qu'Isée faisait passer pour improvisations des compositions étudiées. » (Holbrooke, Choix des Lettres de Pline. Boston, 1883). II. « Philostrate dit positivement dans la Vie des Sophistes (1, 20, 2) qu'Isée n'improvisait jamais et qu'il passait toute la matinée à préparer ses dissertations et ses harangues. Il faut convenir qu'Isée ne manquait pas d'adresse s'il est parvenu à faire illusion à un homme tel que Pline. » (J. Pierrot). On doit se rappeler que malgré son désir, malgré ses excellents souvenirs de Syrie, l'élève de Nicétès n'eut jamais le temps, dans sa maturité, de fréquenter assidûment les rhéteurs grecs; ainsi s'explique qu'il se soit fait «< rouler », comme dit Gesner.

(2) Ad tantam : « Autant les préceptes que nous avons donnés jusqu'ici sont nécessaires à méditer, autant ils sont insuffisants pour déployer toutes les forces de l'éloquence, si l'on n'y joint cette firma facilitas que les Grecs ont nommée Etc. Arrive-t-on à l'Et à force d'écrire ou à force de lire, ou à force de parler? Voilà la question qu'on entend faire tous les jours. » (Quintilien, 1. X, 1). Les latins n'avaient pas de mot pour rendre exactement l'expression grecque ; nous ne sommes pas plus heureux, mais quand nous disons << aplomb » d'avocat, « tempérament » d'écrivain, «< estomac » de joueur, nous approchons de la traduction.

(3) « Quant à nous, au contraire, nous jugerons Pline heureux de ne pas avoir atteint ce bonheur, de ne pas avoir perdu son talent naturel dans la futilité des causes fictives. » (Morillot).

jamais lu qu'un habitant de Gadès (1), attiré par le nom et la gloire de Tite-Live, vint pour le voir des extrémités de l'univers, et l'ayant vu, repartit aussitôt (2). Il faut être indifférent au beau, sans lettres, engourdi, presque sans honneur, pour ne pas évaluer à ce prix une telle connaissance, de toute la plus agréable, la plus belle, et enfin la plus humaine (3). Vous objecterez J'en ai ici à lire de non moins diserts. » Soit, mais on a toujours l'occasion de lire, on n'a pas toujours l'occasion d'entendre. En outre, la voix vivante, comme on dit (4), nous affecte bien davantage. Car même en admettant qu'une lecture soit plus impressionnante, la prononciation, l'attitude, le geste de l'orateur laissent dans l'esprit une empreinte plus profonde (5). A moins que nous ne traitions d'imaginaire la réflexion d'Eschine. On raconte que constatant l'admiration unanime pour un discours de Démosthène qu'il avait lu aux Rhodiens, il

(1) Aujourd'hui Cadix.

(2) Lire dans le Cours de Littérature (Entretien X) les émotions de Lamartine devant les trois figures de Châteaubriand, de Mme de Staël, de Lord Byron, vues à son premier regard sur la vie; sa fierté de respirer le même air dont ils vivaient sur la même minute du temps. Il est peu probable que le poète ait consenti à passer des journées entières sur le revers d'un fossé pour entrevoir, entre la poussière des roues, l'anti-philosophe Palissot, le professeur Saint-Ange dit Fariau, ou le censeur dramatique Félix Nogaret surnommé l'Aristénète français. L'habitant de Gadès, qui avait fait le voyage pour un Tite-Live, n'aurait pas lui-même récidivé pour un Isée. C'est ainsi qu'avec ses hyperboles, son absence de critique, le chroniqueur, qui n'en a jamais autant dit de Tacite, tombe dans ce ridicule déjà constaté pour Cassius et Quadratus.

(3) Le moment n'avait jamais été plus propice au métier de sophiste. Si par littérature, il fallait entendre le goût du bel esprit, le règne des Flaviens mériterait certainement d'être compté parmi les époques les plus mémorables..... C'est proprement l'âge des gens de lettres. Le nom apparaît alors dans la langue latine consacré tout d'abord par un traité spécial et par d'illustres exemples (Pline, lettres III, 5; VIII, 12; cf; Aulu-Gelle, Nuits attiques, IX, 16). Quelle émotion produisaient dans ce monde de beaux esprits l'attente et l'arrivée d'un sophiste grec en renommée, vingt endroits de la correspondance de Pline en témoignent. Ne pas aller l'entendre, dûton venir des extrémités de la terre, comme jadis cet habitant de Cadix qui fit le voyage de Rome pour voir Tite-Live, c'était une honte, un crime de lèse-littérature. » (Gréard).

(4) ......... Vocis, ut dicitur, vivæ nimia penuria erat. (Aulu-Gelle, l. IV, 2). (5) Nam licet acriora sint quæ legas, altius tamen in animo sedent quæ pronuntiatio, vultus, habitus, gestus etiam affligit. — Nous ne comprenons pas (MM. de Sacy et Pessonneaux ne paraissent pas avoir été plus heureux, ce que Pline a voulu dire, car c'est, au contraire, la parole qui est acer (affectant les sens) et la lecture qui se grave dans la mémoire (in animo sedet). Cette traduction flottante de M. Waltz tourne à peu près la difficulté: « Ce que vous lisez peut avoir plus de force; mais combien notre esprit saisit mieux tout ce que le débit, la physionomie, le geste de l'orateur y font pénétrer. »

ajouta: «Que serait-ce donc si vous aviez entendu le monstre » lui-même (1)? » Et cependant si nous en croyons Démosthène, Eschine avait un organe très éclatant (2). Il avouait néanmoins que l'auteur avait prononcé le discours beaucoup mieux que lui. Tout cela vise ce but: vous faire entendre Isée, ne seraitce que pour l'avoir entendu (3). »

Ce jour là, Pline qui partageait l'opinion du poète :

Tout bonheur que la main n'atteint pas, n'est qu'un rêve, avait touché du doigt le rêve réalisé en naviguant à pleines voiles sur l'océan du Studiosisme. Malheureusement Rome n'était pas uniquement peuplée de rhéteurs grecs; et sortant de l'Auditorium d'Isée, il fallait se rendre au forum ou au Sénat. Voulant rester dans son rêve étoilé, Pline soupire après ses villas comme le malade après le vin, le › bain, l'eau de la fontaine », et c'est là où, suivant son expression, il va jouir de la vita jucundissima (4).

De Toscane, l'été. « Dès six heures du matin (5), envi

(1) Cette exclamation nous remet en mémoire une phrase de la même famille. Je suis étonné, disait l'abbé de Lagarde à Pitt, en parlant de Fox, que l'Angleterre puisse consentir à être gouvernée par un prodigue et un débauché. Pitt de répondre : « La remarque est juste, mais vous ne vous êtes » jamais trouvé sous la baguette du magicien. >>

(2) Après avoir constaté les hésitations de Catanæus et étudié les notes d'Ernesti, Gesner, Schaeffer, nous avons suivi le texte de M. Keil; mais, dans tous les cas, qu'on ait une voix très forte (1r version) ou très éclatante (2 version), il ne s'en suit pas qu'on lise comme M. Legouvé.

(3) On a noté que certaines personnes voyageaient pour dire qu'elles avaient voyagé. Si Pline se place, comme il est vraisemblable, à un point de vue analogue, il faut reconnaître que sa conception est bien entachée de << bourgeoisisme. »>

(4) « Cette partie de la biographie de Pline ne saurait être racontée dans un style trop rempli de paix, de calme, de repos..... Quelle vie mieux arrangée, quels ornements plus charmants d'une vie bien faite !.... A chaque page, à chaque ligne, éclate humblement cette sagesse tolérante qui était dans son esprit et dans son cœur. Il ménage sa vie, il la cultive; on vit si vite à Rome !..... » (J. Janin).

(5) Citant les divers horaires qui règlent, à la campagne, l'ouverture et la fermeture de l'usine plinienne, M. Lion répand sur ses lecteurs la sagesse solennelle d'une distribution de prix : Jeunes élèves! Considérez l'art avec lequel Pline dispose sa journée, et que cela vous serve de leçon pour ne pas perdre un moment!..... Qui n'admirait cette ardeur, presque cette impétuosité perpétuelle dans l'étude? Ah! c'est bien l'homme qui pour étudier, pour lire Tite-Live et en faire, si possible, des extraits, aime mieux rester chez lui que d'accompagner son oncle dans l'examen d'une nuée aussi extraordinaire par sa forme que par sa grandeur! car Pline voit partout la Littérature. A ce travail tend son repos même. »

»ron, je travaille tantôt plus, tant moins, au gré de l'ins›piration. Je compose et je dicte. Je fais une sieste. Je lis à haute voix des harangues grecques ou latines. > J'écoute une lecture pendant le repas. Au sortir de table » vient un comédien ou un joueur de lyre, puis je me pro» mène avec mes gens au nombre desquels il en est de » fort instruits, enfin la soirée se prolonge en conversa›tions variées. Ainsi s'enfuient, du vol le plus rapide, les › journées les plus longues.

D

De Laurente, au printemps. « Enfin ! me voici loin de tous les bruits et de tous les cancans! Enfin ! je puis lire » et composer! J'ignore ici les inquiétudes de l'espérance » ou de la crainte; ici, je ne parle qu'avec moi-même et › avec mes livres! O vie de droiture et de franchise ! O >> mon doux, mon honnête loisir, préférable, peut-être, à » toutes les affaires (1)! O mer! O rivage! vous êtes réelle›ment la plus discrète des salles d'études! O mer! O ri» vage! que de choses vous inventez et nous redites! »

A Nason (2).

De Laurente, l'été. « En Toscane, la grêle m'a tout détruit; dans la région transpadane, les récoltes sont d'une extrême richesse, mais les cours de vente d'une égale pauvreté, à ce que l'on annonce. Je n'ai plus qu'un revenu celui de Laurente (3); et, cependant, je ne possède ici qu'une maison et un jardin; aussitôt après, commence la plage; néanmoins, c'est ma seule propriété de rapport. En effet, j'y écris beaucoup, et à défaut du champ que je n'ai pas, je me cultive moi-même littérairement; mon portefeuille laurentin regorge déjà autant que mes greniers toscans. Si donc vous désirez un domaine, à l'abri de la grêle et de l'avilissement des cours, vous ne sauriez mieux faire que de fixer, comme moi, votre choix sur ces sables. >

(1) O dulce otium, honestumque ac pæne omni negotio pulchrius ! (2) L. IV, 6.

(3) « En règle générale, il y a corrélation entre l'abondance de la récolte et l'abaissement des cours; aussi Pline ne pouvait plus attendre un bénéfice que de sa terre laurentienne..... un bénéfice très particulier, comme le montre son plaisant calcul. » (Moritz Döring).

De Laurente, l'hiver. Ma vie est ici la même que l'été » en Toscane; je retranche seulement la sieste, et prends >> beaucoup sur la nuit, soit avant que le jour commence, >> soit après qu'il est fini. Je revois, de temps en temps, ce » que j'ai dicté et, en corrigeant souvent sans rien écrire, » j'exerce d'autant ma mémoire. Je mène, d'ailleurs, cette » même existence dans les autres saisons, printemps, été, » automne; néanmoins, au printemps et à l'automne, » comme je ne perds rien du jour, je ne gagne presque rien » sur la nuit. »

Que de lectures! Que de manuscrits! Comme il nous plairait voir la nature aimée quelquefois pour elle-même (1) au lieu d'être toujours réduite au rôle de salle d'études! Vainement nous cherchons, sous la plume de Pline, le pendant de cette lettre d'un de ses héritiers qui fermait ses livres pour entendre les rossignols:

A Balzac, le 12 mai 1638 (2).

« ...... Jamais les blés ne furent plus verts, ni les arbres mieux fleuris. Le soleil n'agit pas de toute sa force comme il le fit dès le mois d'avril de l'année passée quand il brûla les herbes naissantes. Sa chaleur est douce et innocente, supportable aux têtes les plus malades. La fraicheur et les rosées de la nuit viennent ensuite et réjouissent ce qui languirait sur la terre sans leur secours; mais ayant plutôt abattu la poussière qui fait de la boue, il faut avouer quelles ne contribuent pas peu aux belles matinées dont nous jouissons. Je n'en perds pas le

(1) Suivant M. Waltz (Traductions) « peu d'anciens paraissent avoir aimé la nature autant que Pline le Jeune »; de son côté, M. Heatley estime que : << Pline le Jeune appréciait profondément les beautés de la nature. » La lecture de l'œuvre épistolaire contredit cette opinion, comme le fait observer M. Demogeot: « Tout ce que possède Pline, tout ce qui l'entoure reçoit l'empreinte de sa passion exclusive pour les lettres. La campagne n'est belle à ses yeux que par les loisirs studieux qu'elle protège; la nature est un cadre fleuri qui accompagne agréablement ses travaux. S'il va à la chasse, à côté de son épieu, il a toujours ses tablettes; s'il ne récolte point de fruits dans ses terres, il se console en y recueillant quelques pages spirituelles. >> Cf. la réflexion de M. Collignon sur la lettre (1. IX, 20, Les vendanges) « ..... Toujours la préocupation littéraire. Il ne voit pas ou ne veut pas voir ce que peut avoir de poétique le tableau qu'il a sous les yeux. » (2) Lettre de Balzac à Chapelain (écrite au château de Balzac).

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