Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE TROISIÈME

LA VIE ORATOIRE

(Suite)

III

LE TALENT

Tous les plaidoyers de Pline ont péri (1); nous n'en trouvons la trace précise que dans sa correspondance et dans une lettre de Sidoine Apollinaire (1. VIII, 10) où le saint évêque de Clermont-Ferrand déclare que Pline >> après avoir parlé en faveur d'Accia Variola remporta chez » lui, du haut de la tribune aux harangues, plus de gloire » que lorsqu'il prononça ce panégyrique comparable à >> Trajan, prince incomparable. »

Il serait donc téméraire d'entreprendre un véritable portrait de ce talent oratoire, mais nous en tenterons une

(1) I. « Aucun des plaidoyers de Pline ne nous a été conservé, mais à en juger par l'immense effet produit sur l'important auditoire devant lequel ils étaient prononcés, on ne peut que se faire une très haute idée du mérite oratoire déployé par leur auteur.» (Grasset). II. « A l'exception du panégyrique, il ne nous est parvenu aucune œuvre oratoire de Pline. Léonard Bruni d'Arezzo, cité par Gamurrini, avait affirmé posséder vingt discours de Pline le Jeune, outre un discours de Suétone (Habui clarissimas orationes Secundi Plinii numero viginti, unam præstantissimam Suetonii Tranquilli festino tam ad copiam quam ad lecturam). Mais comme l'a déjà observé Teuffel (Littérature romaine, Leipsig, 1890, Teubner), l'erreur est évidente.» (Felice Scolari).

278983

esquisse d'abord avec Pline lui-même (1), ensuite avec deux de ses correspondants (2), enfin, à l'aide d'une phrase de Macrobe (3). (Nous ne comprenons pas dans les éléments d'appréciation le panégyrique de Trajan qui n'a aucun rapport avec des plaidoiries d'avocat (4).

Cicéron ne fut pas seulement un orateur génial; il s'érigea en professeur d'éloquence et ses traités didactiques : Invention oratoire, Rhétorique, de Oratore, Orateurs parfaits, Partitions oratoires, Orateurs illustres, l'Orateur, les Topiques occupent dans son œuvre une place considérable. Mais le rival d'Hortensius et de Brutus étudia jusqu'à 26 ans avant de plaider et ne cessa jamais de s'instruire auprès de tous les maîtres, comme dans tous les livres; la science théorique du rival de Tacite et de Régu lus (5) se confina, au contraire, dans trois brèves années

(1) « Il ne serait pas juste de juger entièrement Pline sur l'unique œuvre oratoire que nous possédons; car le Panégyrique appartient au genre démonstratif, et dans ce genre, Pline n'a composé que cet ouvrage.... Demandons donc aux Lettres ses opinions sur les orateurs et sur l'éloquence. Peut-être le connaîtrons-nous mieux en examinant ce qu'il a voulu, plutôt que ce qu'il a fait. » (Morillot).

(2) Rappelant les « hommages de l'auteur » dont bénéficièrent Arrien, Saturninus, Lupercus, Minucius, M. Morillot ajoute cette fine remarque : « Pline soumet tout ce qu'il écrit aux corrections de ses amis; mais il se » décerne, dans la lettre d'envoi, tant de compliments qu'il eût été fort >> difficile de formuler une critique quelconque pour une œuvre si applau» die. » Nous verrons cependant que les deux derniers destinataires ne s'arrêtèrent pas à cette difficulté.

(3) Voir Correspondance passim, notamment 1. I, 20; 1. II, 5, 14, 19; 1. III, 13; 1. VI, 11, 29; 1. VII. 6, 12; 1. IX, 26; Macrobe Saturn, 1. V, 1; Q. Aurelii Symmachi relationes. Edition Guillaume Meyer. Relatio 3 à laquelle un manuscrit, indiqué en note, donne le titre de Relatio de Idolatria defendenda, et la réponse de saint Ambroise, Epist. XVIII, t. VIII. Edition Caillau.

(4) Telle est également l'opinion de M. Lebaigue : « N'allons pas juger des plaidoyers de Pline par son panégyrique. Le luxe des métaphores, des antithèses et des hyperboles pouvait bien, trois jours durant, tenir sous le charme une réunion de dillettantes désœuvrés et d'amis complaisants; mais il eût été sans effet sur les tribunaux qui, même à une époque d'asservissement général, étaient restés jaloux du privilège d'interpréter les lois et qui, dans leurs jugements, se déterminaient par des raisons, non par des phrases. » — Si le lecteur est d'un avis contraire, il devra se reporter à la thèse de M. Morillot et à l'étude de M. Suster (Pline imitateur de Cicéron, chap. 3) qui appuient principalement, sur le panégyrique, leurs jugements relatifs au talent oratoire de Pline.

(5) « Les deux Ecoles que représentaient, au temps de César, Brutus et >> Cicéron, se trouvaient en présence, au temps de Trajan, avec Régulus et » Pline.» (Froment).

de rhétorique et s'arrêta à la chute de sa première barbe. Pline sentant, sur ce terrain, ses forces insuffisantes, n'osa point, malgré son désir, publier un Manuel d'éloquence, mais on peut cueillir, en maints passages de son œuvre épistolaire, les fruits de son empirisme. Quelques citations éclaireront la nature de son talent.

Ecoutons-le.

I. Rien de plus sincère, de plus loyal, de meilleur que le professeur d'éloquence. Quant à nous, qui usons notre vie au forum et dans les vrais procès, nous apprenons, même sans le vouloir, beaucoup de mauvaise foi. A l'Ecole, à l'Auditorium, dans la cause fictive, c'est la lutte désarmée et inoffensive.

C'est le commentaire de cet aveu du Pro Cluentio où Cicéron soutient, alternativement, le pour et le contre: « Quelle erreur de penser rencontrer, dans nos plaidoyers, » l'expression de nos opinions personnelles ! Les discours » d'un avocat sont le langage de la cause, de la circons»tance, et non pas le sien propre (1). »

II. - Julius Candidus (2) a dit, non sans esprit « loquacité n'est pas éloquence ». L'éloquence n'a été départie qu'à un homme ou deux et même à personne, si l'on en croit Marc-Antoine, mais la loquacité, dont parle Candidus, est échue à beaucoup de gens, particulièrement aux plus effrontés.

M. de Cormenin traduisait : « Les avocats parlent pour » qui veut, tant qu'on veut, sur tout ce qu'on veut. »

III. La plupart des Grecs prennent la volubilité pour l'éloquence.

(1) M. Teuffel qui paraît éprouver une médiocre estime pour la profession d'avocat, a écrit : « Cicéron a en commun avec les avocats de tous les > temps, de n'être pas très scrupuleux dans le choix des causes qu'il dé» fend. >>

(2) On trouve deux personnages de ce nom : le père (?), consul en 86 et 105; le fils (?) (una cum illo nominatus inter Arvales, a. 105). Il est impossible de savoir s'il s'agit du père (?) ou du fils (?). (Mommsen, Index Keil).

IV. - A défaut d'une forme parfaite, éloquence et poésie ont bien peu d'attraits alors que l'histoire plaît quel qu'en soit le style.

La Bruyère dira: Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable : la poésie, la musique, la peinture, le discours public.

V. L'orateur véritablement divin est celui qui, abondant, large, impétueux, laisse sur ses auditeurs tomber ses paroles comme ces flocons de neige qui, l'hiver, recouvrent nos maisons par la répétition de leur chute.

--

VI. Ce n'est pas la parole, amputée, hachée; c'est le discours large, élevé magnifique, qui tonne, lance des éclairs, jette partout le trouble et la confusion.

VII. Dans la plupart des causes, l'amplification ajoute de la force et du poids aux idées; en effet, pour qu'elles pénètrent dans l'esprit comme le fer dans un corps, il ne suffit pas de frapper, il faut appuyer.

C'est un grand art, observe Joubert, que de savoir darder sa pensée et l'enfoncer dans l'attention.... Souvent, les pensées ne peuvent toucher l'esprit que par la pointe des paroles.

VIII. Les mêmes raisons n'agissent pas sur tous les hommes et la plupart du temps, de petites considérations produisent sur eux de grands effets. Leurs idées et leurs goûts varient à un tel point que souvent ils se prononcent diversement sur une question que l'on vient de traiter devant eux, et s'il leur arrive de s'accorder, c'est quelquefois par des motifs différents. D'ailleurs, on s'engoue de ce que l'on a imaginé soi-même et lorsque le moyen qu'on a prévu est proposé par un autre, on le proclame péremptoire. (On ne persuade aux hommes que ce qu'ils veulent, dira Joubert). - Il faut donc donner à chacun quelque chose qu'il puisse saisir, qu'il puisse reconnaître. Un jour que Régulus et moi défendions le même client, il

me dit : « Vous vous imaginez qu'il faut tout faire valoir » dans une cause. Moi, je prends d'abord mon ennemi à » la gorge, et je l'étrangle. » Il presse, effectivement, l'endroit qu'il saisit, mais il s'égare souvent dans son choix. Ne pourrait-il pas arriver, lui répondis-je, que vous prissiez quelquefois le genou, la jambe, ou même le talon pour la gorge? Moi qui ne suis pas si sûr de saisir la gorge, je saisis tout ce qui se présente de peur de m'y tromper. J'estime qu'il faut faire valoir sa cause comme un domaine (1); le propriétaire ne cultive pas seulement ses vignes; il prend soin des moindres arbrisseaux; il laboure tous ses champs; il ensemence ses terres, ici de froment et de seigle, là, d'orge, plus loin, de fèves et de légumes variés; dans l'incertitude de la récolte, l'orateur doit de même lancer au loin des graines aussi nombreuses que différentes, car on ne risque pas moins de se tromper sur la certitude des jugements que sur la constance des saisons et la fertilité des terres (2).

IX. — L'orateur doit songer parfois aux oreilles de la jeunesse si son sujet n'y est pas réfractaire.

X. Les ombres font valoir la lumière du tableau. Que le discours sache également mettre en valeur le ton qui s'élève et celui qui s'abaisse !

Il faut, dira encore Joubert, que l'ombre succède à l'éclair pour le rendre supportable.

XI. - Secouez vos torches sans lassitude si vous voulez garder votre feu qu'une fois tombé vous ne rallumerez pas sans efforts. De même, la chaleur de l'orateur, l'attention de l'auditeur se conservent par la continuité, languissent et s'affaissent, pour ainsi dire, si elles se relâchent.

XII. Le silence est parfois aussi éloquent que la

[ocr errors]

(1) « Le rôle de l'avocat consciencieux est de ne jamais omettre la moindre » chose, d'étudier la cause et de la montrer dans les plus petits détails. Ici >> on reconnaît facilement l'élève de Quintilien, car ce qu'il recommande le » plus, c'est la conscience. » (J. Martha).

(2) Voir le complément de la lettre : Les Correspondants, p. 97, 98,

« PreviousContinue »