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NOTICE PRÉLIMINAIRE.

La fable d'Amphitryon et d'Alcmène ou plutôt de la naissance d'Hercule est faite pour tenter les historiens des mythes primitifs Elle remonte aussi haut et plus haut qu'il n'est possible à l'érudition de pénétrer dans la nuit des temps, et elle s'est perpétuée à travers toutes les littératures. On la trouve partout: dans l'antiquité indienne, dans l'antiquité grecque et latine, au moyen âge et chez les nations modernes. Chaque âge, chaque race l'a renouvelée et développée selon les tendances qui lui étoient propres : les uns y ont mis du sentiment et de la grâce, les autres de la gaieté et de l'ironie. Elle a passé enfin par toutes les curieuses vicissitudes que subissent ces thèmes traditionnels sur lesquels s'exerce presque indéfiniment l'imagination des hommes. Il seroit pédantesque d'entreprendre, à propos de la comédie de Molière, l'histoire critique de cette fable; mais on peut tracer au moins un rapide aperçu de ses destinées.

Elle vient de l'Inde, dit-on. Voltaire a raconté, d'après le colonel Dow, une anecdote tirée d'un livre indien: «Un Indou d'une force extraordinaire avoit une très-belle femme; il en fut jaloux, la battit et s'en alla. Un égrillard de dieu, non pas un Brama ou un Vishnou, mais un dieu de bas étage, et cependant fort puissant, fait passer son âme dans un corps entièrement semblable à celui du mari fugitif et se présente sous cette figure à la dame délaissée. Le dieu amoureux demande pardon à sa

prétendue femme de ses emportements. obtient sa grâce, et reste maître de la maison. Le mari, repentant et toujours amoureux de sa femme, revient se jeter à ses pieds: il trouve un autre luimême établi chez lui. Il est traité par cet autre d'imposteur et de sorcier. L'affaire se plaide devant le parlement de Benarès. » Mais quittons le récit de Voltaire, et bornons-nous à ce résumé d'Auger: « Dans l'impossibilité de distinguer le vrai et le faux mari, les juges ordonnent qu'ils soutiendront, l'un après l'autre, contre la femme, objet de leur contestation, un genre de combat dans lequel le vrai mari passe pour être d'une valeur peu commune. Le dieu sort de cette épreuve avec un avantage si extraordinaire qu'il est impossible de voir en lui un simple mortel et qu'il est condamné à restitution. Le dieu rit, convient de tout, et s'envole dans les cieux. » Cet Indou est, comme on le voit, exposé à une aventure toute pareille à celle du grec Amphitryon. A-t-il existé avant celui-ci, ou n'est-il venu qu'après lui, c'est une question que nous ne saurions résoudre.

L'histoire du héros grec, fils d'Alcée et rival de Jupiter, fut traitée par Euripide et Archippus, dont les drames sont perdus. Il nous faut arriver immédiatement à la comédie de Plaute, qui est l'unique monument que nous a 'transmis l'antiquité grécolatine, et qui a été la source de toutes les œuvres modernes. Nous croyons utile de donner l'analyse de cette composition, que Molière a imitée. On sait que les pièces du poëte romain commencent toujours par de longs prologues qui laissoient à des milliers de spectateurs, échauffés par le vin et par l'agitation des fêtes, le temps de se calmer et de faire silence, en même temps qu'ils les instruisoient du sujet du divertissement, afin que, dans de fréquents tumultes, on ne perdit point de vue la suite et l'ensemble de l'action. Dans Amphitruo, c'est Mercure qui récite le prologue: il annonce avec de vives saillies et de plaisantes boutades l'action que les spectateurs vont avoir sous les yeux, explique la mise en scène, flatte le public et sollicite son attention.

Lorsque Mercure a fini de pérorer, l'esclave Sosie entre en scène, une lanterne à la main, et débite son monologue: il admire son aud ce d'aller ainsi seul la nuit; il se plaint de la dure condition que les esclaves ont auprès des grands, puis il entame un

récit très-détaillé de la bataille où les troupes thébaines, commandées par Amphitryon, ont remporté la victoire. Au moment où il s'étonne de la prodigieuse durée de la nuit, il aperçoit Mercure; ils se livrent à une suite d'apartés remplis de jeux de mots et de quolibets; enfin Mercure interpelle Sosie : « Où vas-tu, toi qui portes Vulcain dans cette prison de corne? » Sosie cherche d'abord à faire le brave. Mais il est bientôt obligé de changer de ton. Battu par Mercure, qui se prétend Sosie, il est forcé de renoncer à être lui-même. Bien plus, ayant interrogé Mercure, à la faveur d'une trêve, il en reçoit des réponses si convaincantes que, profondément troublé, il se retire en se disant : « Que suis-je devenu? Où m'a-t-on changé? Comment ai-je perdu ma figure? Est-ce que je me serois laissé là-bas par mégarde? »

Jupiter, sous la figure d'Amphitryon, sort de la maison avec Alcmène. Alcmène fait à celui qu'elle prend pour son mari de tendres reproches de partir sitôt. Jupiter la quitte, en lui donnant en présent la coupe du roi Ptérélas, qu'Amphitryon a reçue pour prix de sa valeur. Puis il disparoît en permettant enfin à la nuit de faire place au jour.

Le véritable Amphitryon survient avec Sosie; Sosie se perd dans les explications qu'il veut donner à Amphitryon sur ce moi qui lui parle et le moi qui est à la maison, sur le moi qui a battu l'autre et l'a renvoyé meurtri; et Amphitryon croit que son esclave a perdu la tête. Alcmène sort de la maison et voit avec étonnement son mari de retour. Celui-ci la salue; elle, étonnée : « Par Castor, te moques-tu de m'aborder ainsi, comme si tu ne m'avois pas vue il n'y a qu'un moment? » Elle redit à Amphitryon tout ce qu'elle a appris de Jupiter, et lui fait représenter la coupe d'or que son mari croyoit lui apporter et qui ne se trouve plus dans le coffret dont Sosie est porteur. Alcmène est trèsdigne, très-noble et très-fière:

Non ego illam mi dotem duco esse, quæ dos dicitur;

Sed pudicitiam, et pudorem, et sedatum cupidinem,

Deum metum, parentum amorem, et congnatum concordiam :
Tibi morigera, atque ut munifica sim bonis, prosim probis.

<< Il est une dot que je me flatte d'avoir apportée, non pas celle qu'on entend ordinairement par ce mot, mais la chasteté, la

modestie, l'apaisement de l'amour, la crainte des dieux, l'affection à mes parents, et un esprit de concorde à l'égard de ma famille; envers toi la soumission, et pour les autres une âme généreuse et bienveillante selon leurs mérites. >>

Alcmène sera autre dans Molière; ce sera, non plus une matrone, mais une jeune femme amoureuse, et ce dernier caractère doit paroître aujourd'hui mieux approprié à l'intrigue. Mais les choses n'étoient pas envisagées de la même manière sous la république romaine; et, quant à nous, nous n'oserions même affirmer absolument que le personnage moderne est supérieur au personnage ancien.

Amphitryon finit par menacer sa femme du divorce, et celle-ci répond: « Si je suis coupable, rien de plus juste. » C'est ensuite au tour de Jupiter de venir calmer la colère d'Alcmène. Il n'y réussit pas du premier coup, et Alcmène soutient son caractère :

Ego istæc feci verba virtute inrita :

Nunc quando factis me inpudicis abstines,

Ab inpudicis dictis avorti volo.

Valeas, tibi habeas res tuas, reddas meas.
Juben' mi ire comites?

JUPITER.

Sanan' es?

ALCUMENA.

Si non jubes,

Ibo ego, pudicitiam mi comitem duxero.

JUPITER.

Mane, arbitratu tuo jusjurandum dabo,
Me meam pudicam esse uxorem arbitrarier.
Id ego si fallo, tum te, summe Jupiter,
Quæso, Amphitruoni ut semper iratus sies.

ALCUMENA.

Ah! propitius sit potius!

« ALCMÈNE. Ma vertu réfutoit tes injures. Maintenant, tu ne me reproches plus de te déshonorer par ma conduite; moi, je ne veux plus m'exposer à entendre des discours qui me déshonorent. Adieu, reprends tes biens; rends-moi les miens, et donnemoi des femmes pour m'accompagner.

<< JUPITER. Y penses-tu?

<< ALGMÈNE. Tu ne le veux pas? Eh bien! ma pudicité m'escortera.

« JUPITER. Un moment; je vais, par tous les serments que tu voudras, te jurer que je te tiens pour une chaste épouse. Et si je mens, que Jupiter tout-puissant accable Amphitryon de son

courroux!

« ALCMÈNE. Ah! plutôt qu'il le protége! »

Mot charmant par lequel l'épouse offensée signe une paix que lui faisoit désirer sa tendresse.

Jupiter envoie Sosie inviter à dîner Blépharon, le pilote; et Sosie est remplacé par Mercure. Celui-ci accueille par toutes sortes de railleries et d'outrages le véritable Amphitryon qui revient, et il lui ferme la porte au nez. Le véritable Sosie arrive avec Blépharon; il est battu par son maître irrité. Jupiter sort de la maison, et aussitôt Sosie se met du parti du nouveau venu, tandis que le pilote est plongé dans une étrange perplexité. Le maître des dieux s'emporte jusqu'à prendre Amphitryon à la gorge. Blépharon les sépare; il leur fait subir un interrogatoire auquel ils répondent avec une égale exactitude; et, ne sachant enfin de quel côté se ranger, il se retire en disant que ses affaires l'appellent. Il faut remarquer que pour ces trois dernières scènes, sur lesquelles portent la plupart des critiques adressées au comique latin, on ne possède pas le texte authentique de Plaute; on n'a qu'un texte interpolé, au xv siècle, par Hermolaüs Barbarus, pour compléter la pièce latine qui se jouoit alors sur les théâtres de Rome et de Florence.

Jupiter rentre dans la maison pour assister Alcmène qui vient d'être saisie par les douleurs de l'enfantement. Amphitryon veut l'y suivre, mais la foudre gronde, et il tombe évanoui. Survient la suivante Bromia, qui ranime son maître et qui lui raconte les circonstances miraculeuses de la délivrance d'Alcmène: l'un des deux enfants qu'elle a mis au jour est fils de Jupiter, et il a étouffé des serpents qui s'élançoient vers son berceau; l'autre enfant a été engendré par Amphitryon. Le général thébain se réjouit de l'honneur qu'il a reçu :

Pol, me haud pœnitet

Scilicet boni dimidium mihi dividere cum Jove.

« Par Pollux, dit-il, je ne regrette pas d'être commun en biens avec Jupiter. » Le roi de l'Olympe paroît dans les nuages,

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