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confirme de tous points ce récit, et annonce les exploits que doit accomplir celui de ces enfants qu'on nommera Hercule.

Telle étoit cette comédie représentée environ deux cents ans avant l'ère chrétienne, et qu'on jouoit encore aux fêtes consacrées à Jupiter, du temps des empereurs.

Si l'on veut trouver l'histoire d'Amphitryon avant la Renaissance, dans la littérature originale du moyen âge, il faut la chercher dans la longue série des romans du Saint-Graal et de la Table ronde; on la découvrira, curieusement déguisée et transformée, dans le Roman de Merlin, où elle sert à expliquer, non plus la naissance du demi-dieu Hercule, mais la naissance du grand roi Artus. C'est un récit quị vaut aussi la peine d'être résumé, ne seroit-ce que pour faire sentir le contraste :

Dans une cour plénière que tenoit, à la manière féodale, le roi des Logriens Uter-Pandragon, ce prince, qui n'étoit pas encore marié, devint amoureux d'Ygerne, femme du duc de Tintaguel, un de ses grands vassaux : « Il fu si sopris de l'amor Ygerne qu'il ne savoit qu'il deust devenir, » comme dit le conteur du XIIe siècle. Ygerne étoit aussi vertueuse que belle; c'est en vain que le roi la tenta par les hommages les plus flatteurs et par les plus riches présents. Un jour qu'Uter étoit à table avec le duc de Tintaguel, pendant que les dames avoient fait retraite dans leurs appartements, le roi, après avoir bu dans une coupe d'or magnifiquement ciselée, (seroit-ce la coupe du roi Ptérélas, appelée à jouer ce nouveau rôle ?) demanda au duc la permission de l'envoyer en don à la duchesse; le mari y consentit avec des actions de grâce, et Uter fit porter à la duchesse la coupe que, sur l'injonction de son mari, elle ne put refuser. Mais, irritée et voyant le danger qui la menaçoit dans cette cour, Ygerne, dès qu'elle fut seule avec le duc, lui révéla les instances du prince et les poursuites déshonorantes dont elle étoit l'objet. Sur-le-champ, le duc rassembla ses hommes et quitta la ville, regagnant son domaine avec Ygerne et toute sa suite. Ce brusque départ, sans congé ni adieu, étoit un outrage au suzerain. Uter exigea que le duc vint lui faire réparation. Sur le refus de son vassal, la guerre éclate entre eux. Le duc avoit deux principales forteresses: l'une, Tintaguel, où il mit Ygerne en sûreté, étoit tout à fait imprenable; l'autre étoit un peu moins inexpugnable;

il s'y renferma avec ses propres vassaux, et il y fut assiégé par le roi Uter-Pandragon.

La guerre n'empêchoit pas le roi Uter d'être malheureux et de dépérir pour l'amour d'Ygerne. Enfin, le grand enchanteur Merlin eut pitié de lui et lui vint en aide. Un soir, à la nuit close, le roi, son confident Ulfin et Merlin sortirent du camp et se rendirent à Tintaguel. Merlin, par son art magique, donna à Uter la ressemblance parfaite du duc, et lui-même et Ulfin prirent la figure des compagnons ordinaires de ce duc. Ils se firent ouvrir sans obstacle la porte du château. Ygerne accueillit tendrement celui qu'elle croyoit être son mari, et « en cele nuit, dit encore le conteur, engenra le boin roi qui fu apelés Artus. » Mais à cette heure même Ygerne étoit veuve sans le savoir. Uter-Pandragon avoit à peine quitté son camp, que le duc de Tintaguel fit une furieuse sortie qui mit d'abord les troupes royales en déroute. Elles reprirent toutefois le dessus, et le duc fut tué, après un combat acharné. Uter épousa ensuite celle qu'il aimoit. Merlin, pour prix du service qu'il avoit rendu, réclama l'enfant qui avoit été engendré par un père mort, et dont il vouloit surveiller les destinées depuis longtemps prédites à la Bretagne.

Telle est la version de la fable antique propre au moyen âge. Le caractère comique en est fort effacé. Elle est tragique, au contraire, par la catastrophe qui y est mêlée. L'Ygerne celtique est tout à fait digne de l'Alcmène romaine; et les autres personnages principaux ont une physionomie grave ou mystérieuse qui, selon toute vraisemblance, les rapprochoit de leurs types primitifs.

La comédie de Plaute reparut, comme nous l'avons dit, au XVe siècle, dans sa langue originale, sur les scènes savantes de l'Italie. En 1560, Lodovico Dolce en fit une imitation sous le titre de Il Marito. Il y a un Amphitryon parmi les premiers essais dramatiques de la muse espagnole; et Camoëns, le poëte des Lusiades, en composa un en portugais. Mais, hâtons-nous d'arriver en France et à notre littérature du xvIIe siècle. En 1638, Jean de Rotrou publia une imitation de la comédie latine qu'il intitula les Deux Sosies. Plus tard, en 1650, peu de temps avant sa mort, il arrangea ce même sujet pour une grande pièce à machines intitulée la Naissance d'Hercule. La description, imprimée chez

René Baudry,1 laisse apercevoir quelques-unes des innovations auxquelles cette pièce avoit donné lieu. Ainsi, au quatrième acte, Junon faisoit vacarme dans le ciel. Au cinquième acte, quand Hercule avoit étouffé les deux serpents envoyés par Junon, il en venoit un grand nombre, et Jupiter lançoit contre eux son aigle qui les combattoit et les détruisoit.

En 1653, on représenta à la cour le grand Ballet de la Nuit, composé par Benserade et machiné par Torelli. La sixième entrée de la deuxième veille de ce ballet célèbre est remplie par une « comédie muette d'Amphitryon» en quatre actes. Voici le programme de cette comédie muette, tel que l'offre le livre du ballet: 2

PREMIÈRE ENTRÉE REPRÉSENTANT LE PREMIER ACTE.

<< Amphitryon commence avec Sosie son valet; il fait venir Alcmène sa femme pour lui apprendre le sujet du voyage qu'il est obligé de faire, et en même temps il en prend congé.

DEUXIÈME ACTE.

<< Jupiter entre avec Mercure, et lui déclare l'amour qu'il a pour Alcmène; ils consultent comme ils la pourront persuader, et résolvent de se métamorphoser, Jupiter en Amphitryon et Mercure en Sosie, et aussitôt Mercure lui montre des habits propres pour exécuter ce dessein.

TROISIÈME ACTE.

<«< Alcmène revient avec Bromia sa servante, à qui elle se plaint de l'absence de son mari, et cependant on voit venir Jupiter et Mercure métamorphosés l'un en Amphitryon et l'autre en Sosie. Alcmène, trompée par l'apparence, les reçoit avec joie. Jupiter entre avec elle dans le logis, et Mercure demeure à la porte.

1. Dessein du poëme de la grande pièce des machines de la Naissance d'Hercule, dernier ouvrage de M. de Rotrou, représenté sur le théâtre du Marais, par les comédiens du roi. - 1650.

2. Ballet royal de la Nuit, divisé en quatre parties ou quatre veilles, et dansé par Sa Majesté, le 23 février 1653.

QUATRIÈME ET DERNIER ACTE.

« Le véritable Sosie revient de son voyage, et pensant entrer en la maison d'Alcmène, en est empêché par son semblable, qu'il rencontre à la porte. Étonné de le voir, il fait plusieurs actions pour l'éprouver. Amphitryon cependant retourne, frappe à la porte; Jupiter, déguisé en Amphitryon, regarde par la fenêtre. Le véritable Amphitryon, surpris de se voir, se met en colère; et, impatient, entre par cette fenêtre. Sosie, qui le voit, veut ty entrer et le suivre; Mercure déguisé le retient; et enfin [ils] y entrent tous deux. Bromia, servante d'Alcmène, dans la peur, met la tête à cette fenêtre, pour reconnoître s'il ne vient plus personne, descend, sort par la porte, regardant aux avenues. Et enfin les deux Amphitryons et les deux Sosies sortent. Blefaro, qui ne connoît pas ces dieux déguisés, les veut accorder avec les autres. Mais Jupiter et Mercure se découvrent et se font connoître. A l'instant, les véritables Amphitryon et Sosie, Alcmène, Bromia et Blefaro leur font soumission, qui finit la comédie. »>

Quinze ans après le Ballet de la Nuit, Molière s'empara à son tour de ce sujet que nous avons vu devenir tour à tour fable indienne, comédie latine, conte chevaleresque, comédie françoise, ballet royal. Il en fit les trois actes charmants qui sont une des merveilles de notre poésie.

C'étoit autrefois une question vivement débattue de savoir si Molière l'avoit emporté sur Plaute. Plaute avoit eu pour lui Me Dacier, et, si l'on en croit Monchesnay, Boileau. Mais le plus grand nombre des juges se prononçoient en faveur de Molière. Citons les réflexions par lesquelles Auger appuie l'opinion de ces derniers :

« Bayle, exempt de tout préjugé, même littéraire, et adorateur des anciens sans superstition, Bayle proclama hautement le triomphe du comique françois sur le comique latin. « Molière, << dit-il, a pris beaucoup de choses de Plaute; mais il leur donne << un autre tour; et, s'il n'y avoit qu'à comparer les deux pièces << l'une avec l'autre pour décider la dispute qui s'est élevée depuis << quelque temps sur la supériorité ou l'infériorité des anciens, « je crois que M. Perrault gagneroit bientôt sa cause. Il y a des

<«< finesses et des tours dans l'Amphitryon de Molière, qui sur« passent de beaucoup les railleries de l'Amphitryon latin. Com<«< bien de choses n'a-t-il pas fallu retrancher de la comédie de << Plaute, qui n'eussent point réussi sur le théâtre françois! Com<< bien d'ornements et de traits d'une nouvelle invention n'a-t-il << pas fallu que Molière ait insérés dans son ouvrage pour le mettre << en état d'être applaudi comme il l'a été! Par la seule compa<< raison des prologues, on peut connoître que l'avantage est du « côté de l'auteur moderne. »>

« Cette supériorité si généralement attribuée à Molière, la création du rôle de Cléanthis suffisoit pour la lui assurer. Plaute étoit loin d'avoir tiré du double Sosie un aussi grand parti que du double Amphitryon. Le comique du sujet est fondé sur les méprises innocentes qu'une femme peut faire lorsqu'il se présente à elle un homme en tout semblable à son mari, et sur les douloureuses surprises que ce mari doit éprouver quand il s'entend raconter les caresses qu'un autre a reçues d'elle en son absence, mais pour son compte. Que le valet, double comme le maître, soit comme lui marié, et l'intrigue en deviendra doublement divertissante. Mais ce n'est pas assez d'augmenter le comique; il faut encore le varier. Le désir de posséder Alcmène a été la cause du déguisement de Jupiter; et c'est seulement pour seconder Jupiter dans son amoureuse entreprise, que Mercure a changé de forme. Le sort de Sosie n'a donc pas été le même que celui d'Amphitryon; et l'éclaircissement que chacun d'eux doit avoir avec sa femme, ne peut avoir le même caractère. Alcmène a reçu de Jupiter de vives marques de tendresse auxquelles elle a répondu par les siennes; et Amphitryon, qui l'apprend d'ellemême, s'abandonne aux transports furieux d'un homme outragé dans son amour et dans son honneur. Cléanthis, malgré ses avances, n'a éprouvé de la part de Mercure que des froideurs insultantes, et Sosie reçoit avec délice le torrent d'injures qu'attirent sur lui les heureux mépris du dieu qui l'a représenté. Alemène, à chaque réponse qu'elle fait aux questions d'Amphitryon, lui enfonce un poignard dans le cœur, et ne comprend rien à ce désespoir d'un homme qu'elle a si bien traité. Cléanthis, à chaque réponse qu'elle fait aux questions de Sosie, le ravit d'aise, et n'entend rien à cette joie qui lui paroît un nouvel

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