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ce que je possède encore, et la vie me paraît aussi belle que si j'étais encore dans l'âge de l'espérance.

Lorsque mon cœur oppressé me demande du repos, la lecture vient à mon secours. Tous mes livres sont là sous ma main : il m'en faut peu, car je suis depuis long temps bien convaincu de la parfaite inutilité d'une foule d'ouvrages qui jouissent encore d'une grande réputation....

Les trois amis ayant débarqué et pris place autour de la table à thé, la conversation reprit son cours.

LE SÉNATEUR.

Je suis charmé qu'une saillie de M. le che valier vous ait fait naître l'idée d'une sympo sie philosophique. Le sujet que nous traiterons ne saurait être plus intéressant : le bonheur des méchants, le malheur des justes ! C'est le grand scandale de la raison humaine. Pourrions-nous mieux employer une soirée qu'en la consacrant à l'examen de ce mystère de la métaphysique divine? Nous serons conduits à sonder, autant du moins qu'il est permis à la faiblesse humaine, l'ensemble des voies de la Providence dans le gouver

nement du monde moral. Mais je vous en avertis, M. le Comte, il pourrait bien vous arriver, comme à la sultane Schéerazade, de n'en être pas quitte pour une soirée : je ne dis pas que nous allions jusqu'à mille et une; il y aurait de l'indiscrétion; mais nous y reviendrons au moins plus souvent que vous ne l'imaginez.

LE COMTE.

Je prends ce que vous me dites pour une politesse, et non pour une menace. Au restė, messieurs, je puis vous renvoyer ou l'une ou l'autre, comme vous me l'adressez. Je ne demande ni n'accepte même de partie principale dans nos entretiens; nous mettrons, si vous le voulez bien, nos pensées en commun : je ne commence même que sous cette condition.

Il y a longtemps, messieurs, qu'on se plaint de la Providence dans la distribution des biens et des maux; mais je vous avoue que jamais ces difficultés n'ont pu faire la moindre impression sur mon esprit. Je vois avec une certitude d'intuition, et j'en remercie humblement cette Providence, que sur ce point l'homme SE TROMPE dans toute la force

du terme et dans le sens naturel de l'expression.

Je voudrais pouvoir dire comme Montaigne: L'homme se pipe, car c'est le véritable mot. Oui, sans doute l'homme se pipe; il est dupe de lui-même; il prend les sophismes de son cœur naturellement rebelle ( hélas ? ( rien n'est plus certain ) pour des doutes réels nés dans son entendement. Si quelquefois la superstition croit de croire, comme on le lui a reproché, plus souvent encore, soyezen sûrs, l'orgueil croit ne pas croire. C'est toujours l'homme qui se pipe; mais, dans le second cas, c'est bien pire.

Enfin, messieurs, il n'y a pas de sujet sur lequel je me sente plus fort que celui du gouvernement temporel de la Providence: c'est donc avec une parfaite conviction, c'est avec une satisfaction délicieuse que j'exposerai à deux hommes que j'aime tendrement quelques pensées utiles que j'ai recueillies sur la route, déjà longue, d'une vie consacrée tout entière à des études sérieuses.

LE CHEVALIER.

Je vous entendrai avec le plus grand plaisir, et je ne doute pas que notre ami com

mun ne vous accorde la même attention; mais permettez-moi, je vous en prie, de commencer par vous chicaner avant que vous ayez commencé et ne m'accusez point de répondre à votre silence; car c'est tout comme si vous aviez déjà parlé, et je sais très bien ce que vous allez me dire. Vous êtes, sans le moindre doute, sur le point de commencer par où les prédicateurs finissent par la vie éternelle. « Les méchants << sont heureux dans ce monde; mais ils << seront tourmentés dans l'autre : les justes, <<< au contraire, souffrent dans celui-ci; mais « ils seront heureux dans l'autre. » Voilà ce qu'on trouve partout. Et pourquoi vous cacherais-je que cette réponse tranchante ne me satisfait pas pleinement? Vous ne me soupçonnerez pas, j'espère, de vouloir détruire ou affaiblir cette grande preuve ; mais il me semble qu'on ne lui nuirait point du tout en l'associant à d'autres.

LE SÉNATEUR.

Si M. le chevalier est indiscret ou trop précipité, j'avoue que j'ai tort comme lui et autant que lui; car j'étais sur le point de vous quereller aussi avant que vous eussiez

entamé la question: ou, si vous voulez que je vous parle plus sérieusement, je voulais vous prier de sortir des routes battues. J'ai lu plusieurs de vos écrivains ascétiques du premier ordre, que je vénère infiniment; mais, tout en leur rendant la justice qu'ils méritent, je ne vois pas sans peine que, sur cette grande question des voies de la justice divine dans ce monde, ils semblent presque tous passer condamnation sur le fait, et convenir qu'il n'y a pas moyen de justifier la Providence divine dans cette vie. Si cette proposition n'est pas fausse, elle me paraît au moins extrêmement dangereuse; car il y a beaucoup de danger à laisser croire aux hommes que la vertu ne sera récompensée, et le vice puni que dans l'autre vie. Les incrédules, pour qui ce monde est tout, ne demandent pas mieux, et la foule même doit être rangée sur la même ligne : l'homme est si distrait, si dépendant des objets qui le frappent, si dominé par ses passions, que nous voyons tous les jours le croyant le plus soumis braver les tourments de la vie future pour le plus misérable plaisir. Que sera-ce de celui qui ne croit pas ou qui croit faiblement? Appuyons donc tant qu'il vous plaira sur la vie

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