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- Je suis vieillard et j'aime à raconter, vous ne le savez que trop, mon jeune ami : écoutez donc ce que je vis un jour de mes propres yeux...

C'était à Paris; je passais le long des murs d'un quartier de cavalerie qui se trouve sur le quai d'Orsay. Deux humbles religieux de l'ordre dont nous parlons cheminaient paisiblement devant moi, lorsqu'une voix fortement empreinte d'accentuation militaire partit du haut d'une fenêtre du rez-dechaussée de la caserne : Eh là! mes révérends frères! criait un brave dragon à la moustache magnifiquement tragaldabatisée (c'est un mot que je vole à M. Théophile Gautier). Je levai les yeux et je vis mon dragon en manches de chemise retroussées jusqu'à l'épaule, déployant un bras aux muscles renflés et agitant une lame de fleuret de l'air le plus bénévolement provocateur. Eh! mes révérends! criait mon homme, vous plairait-il de tirer une botte avec votre serviteur?... les fleurets sont souples, les gants solides et les masques à l'épreuve du bouton : si le cœur vous en dit?...

Pourquoi pas?.. fit l'un des deux frères, en soulevant son large chapeau... par où passe-t-on?

Ce par où passe-t-on ? fut le signal d'une explosion de cris, de hourras qui partirent de l'intérieur, et, à l'instant, vingt têtes ardentes de dragons basanés vinrent se grouper dans l'étroit encadrement de la fe

nêtre un des cavaliers qui s'étaient détaché arriva bientôt et s'offrit pour servir d'introducteur à nos deux frères, que, grâce à ce moyen, le factionnaire laissa pénétrer dans le temple de Mars.

Ma curiosité était vivement affriolée, et comme il n'est pas dans toute la cavalerie française quatre officiers dont je n'aie été le frère d'armes, il ne me fut pas difficile de forcer la consigne et d'entrer au quartier sur les pas de mes ignorantins.

L'introducteur nous conduisit... à la salle d'armes, ni plus ni moins; car c'était de là que l'invitation était partie.

Nos bons frères y pénétrèrent, l'œil baissé, la démarche modeste, et comme gens habitués plus à la dévote fréquentation de la paroisse qu'à celle des académies d'escrime... Leur entrée

bien vous pensez fut accueillie par une nouvelle explosion de bravos cent fois plus tonitruale que la première, et à laquelle tous deux répondirent pacifiquement par un grave salut conventuel... Le valeureux dragon qui, du haut de la fenêtre, avait jeté sa pacifique provocation, s'avança, tenant deux fleurets en croix, et fit la présentation d'armes à celui des frères qui marchait en avant. Celui-ci alors, dépouillant lestement sa longue robe noire, et jetant au loin son large chapeau à la Basile, saisit un des fleurets, tomba carrément et tout d'une pièce en garde, puis

faisant gracieusement le salut des armes, attendit la iposte de son adversaire.

Une transformation subite s'était opérée chez cet homme son œil ardent et fixe demeurait résolument attaché sur la pointe de son arme; son bras, dont il avait retroussé la manche jusqu'au-dessus du coude, semblait frémir sous sa måle enveloppe de muscles nerveux, et son corps, militairement renversé en arrière, se balançait gracieusement snr deux jarrets qui paraissaient être d'acier flexible.

Un silence général de stupéfaction succéda aux rires bruyants et aux sarcasmes à peine étouffés, et l'étonnement se changea bientôt en admiration; car deux minutes s'étaient à peine écoulées, que mon ignorantin avait criblé de coups de bouton la pauvre poitrine du brave dragon. Au bout d'un quart d'heure, il avait plastronné toute la société de la façon la plus agréable du monde, et comme je trouvais fort original de pouvoir se dire qu'on a fait des armes avec un religieux, je mis habit bas et confesse qu'il ne m'est jamais arrivé d'être plus complétement battu. J'en eus la courbature pendant huit jours!...

L'assistance était émerveillée. Lui, ramassant paisiblement sa robe et son chapeau, salua et sortit, malgré les pressantes invitations de se rendre à la cantine, dernier chapitre ordinaire de tous les romans militaires,

- Vous êtes un rude tireur, mon révérend!... lui dit le dragon, en lui donnant une poignée de main.

On le disait en effet, répondit paisiblement notre homme; mais mon très-cher frère que voici, ajouta-t-il en désignant son compagnon qui souriait béatement, mon très-cher frère me boutonnerait facilement neuf sur dix.

Ah bah! fit l'auditoire ébahi.

Oui, mes enfants, attendu qu'au régiment de cuirassiers où j'étais fourrier et lui maréchal des logis chef, il avait le brevet de maître, et que moi je n'avais que celui de prévôt.

Et tous deux franchirent la grille et disparurent le long des quais, en reprenant leur chapelet interrompu, tandis que tout le régiment de dragons s'extasiait sur la quarte et la tierce de ce soldat du pape, qui avait été soldat du roi.

Diable! fit Gaston, si tout le clergé était de la force de ce gaillard-là, il ne ferait pas bon d'attaquer le bon Dieu, et le diable aurait fort à faire pour enrôler des volontaires!...

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- Voilà une matinée bien employée! dit Gaston en suivant le baron, qui se dirigeait vers l'hôtel. Que d'observations en peu d'heures!... D'abord ce M. Bernardin, type incroyable, mais réel, de cette intéressante classe de prédestinés, dont parle Balzac dans sa Physiologie du mariage, et Mme Girardin elle-même, ce modèle de la politique féminine, qui rendait tant de points à toute la diplomatie des Talleyrand et des Metternich!... Qu'on dise encore que la province ne nourrit pas de puissantes organisations, et qu'à la femme de Paris seulement appartiennent la finesse, la malice et l'adresse conjugales ; je doute qu'il y ait, dans toute la Chaussée-d'Antin, patrie des héroïnes du genre, un sujet qui annonce de plus brillantes dispositions.

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