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LE PRÉSIDENT.

Passez à l'affaire elle-même.

LE MAGISTER. Cette affaire est grave, très-grave, excessivement grave! mais je suis intimement et inébranlablement persuadé qu'il y a quelque chose !

LE PRÉSIDENT.

LE MAGISTER.

Quelle chose?

J'ai vu manipuler ces deux estimables privilégiés de la nature, et... il y a quelque chose!

Toute la brillante déposition du professeur roule sur ce thème, et il répond aux rires de l'auditoire par des haussements d'épaules qui peuvent se traduire ainsi : · Vous êtes tous des imbéciles!

L'avocat ajoute le profil de son nez à sa collection de dessins à la plume.

Le sixième témoin est un jeune bossu, dont la frêle constitution est peu en harmonie avec ses prétentions athléticomilonocrotoniaques.

LE BOSSU, aux accusés.

Enchanté de vous rencontrer! et, si ce n'était par respect pour la cour de cassation ici présente, c'est moi qui vous casserais les os! (Sourire de satisfaction de l'orateur.) Messieurs, ils ont prétendu que j'étais ensorcelé et possédé, et ils voulaient m'exorciller, soutenant que Béelzébuth et Robert avaient échu domécile dedans mon épaule gauche, comme si, je vous le demande, j'avais cette partie de mon individu plus conséquente que l'autre... Ils ont ajouté que j'étais Mayeux à cause de ça, et le

briquet m'en est resté, vu que tout le pays a donné dans la bosse! (L'orateur se frotte les mains.) Je demande cent mille francs de dommages-intérêts !

LE PRÉSIDENT.

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- Mais vous ne dites pas què, mal

gré votre incrédulité, vous avez donné vingt-cinq francs et un sou aux prévenus. C'est consigné au dossier.

LE BOSSU.

Précisément, mon juge!... C'était

pour ne pas l'avoir!... ah! ah! ah!

LE PRÉSIDENT. Avoir quoi?

LE BOSSU. Le dos scié!!! dont ils voulaient extirper leurs divers Béelzébuth.

L'avocat reproche le témoin, attendu qu'ayant juré de dire la vérité, rien que la vérité, il a fait un faux témoignage en déclarant qu'il n'était pas bossu. Il se rassied et ajoute l'épaule du Mayeux au nez du magister. Il intitule ce nouveau portrait : Témoin à charge, eu égard au fardeau qu'il semble porter.

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Pour toute défense, le plus jeune des sorciers, le roux, dit qu'il se croit un peu fou, et qu'il penche fortement vers l'opinion qu'il a agi sans discernement... D'ailleurs, il était bu.

Le vieux allègue que, ayant soixante et dix-huit ans, il a droit à l'indulgence des humains.

Les humains condamnent le premier à six mois de prison, et le second à deux mois de la même peine; plus, solidairement aux frais.

- Nous le sommes ! s'écria le jeune roux.

J'allais le dire! exclama le joyeux bossu... Vous l'êtes, frais!

La vieille escamotée se signe, en fermant les yeux; le magister soutient à son voisin qu'il y a quelque chose; le papa se lève et dit à sa fille : T'en viens

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tu, l'enfant ?... et le petit bossu continue à rire... comme s'il l'était.

L'audience est suspendue pour dix minutes... Les avocats se rendent à la buvette; le président va allumer un cigare, et le juge d'instruction se sauve trèsvite, en retroussant le devant de sa toge à queue de lapin blanc. Le ministère public fait un signe affirmatif à sa femme dont l'ombrelle rose s'agite à la fenêtre; il va se dépouiller de la même toge à queue de ce que l'on sait, et se fait remplacer par son substitut, qui fait un signe négatif à une autre ombrelle bleue. L'huissier va réveiller le second assesseur, qui rêvait que le président venait de mourir d'une attaque d'apoplexie, et que le ministre lui donnait sa survivance.

CHAPITRE XX

Un chien qui quête, arrête et rapporte. — Précepte de d'Aguesseau. Idiome légal. Physiologie du juré.

- Oui ou non.

- Apprécia

tion de Bonaparte.

A la reprise de l'audience, l'huissier appelle l'affaire Bergeret et Rouvieux. Un homme en blouse saute lestement au banc des accusés, c'est le sieur Rouvieux; un môssieur, en habit de bouracan, et tenant à la main une casquette de chasse à visière en bec de cigogne, se place auprès du défenseur; c'est M. Bergeret, marchand de bas et bonnets de coton retiré (pas les bonnets!)

Voici d'abord le résumé de l'affaire, qui intéressa vivement Gaston comme étude de mœurs bourgeoises.

Quelques jours avant l'ouverture de la chasse, le brave M. Bergeret, se sentant, pour la première fois de sa vie marchande, la velléité d'attaquer le lièvre

et le perdreau, se mit à la recherche d'un chien de chasse. Il avisa sur le champ de foire un citoyen en blouse pas neuve, mais déchirée, lequel était suivi de dix ou douze chiens, levrettes, terre-neuve, bouledogues, roquets, carlins et caniches. Voici mon affaire! dit-il... Puis, s'approchant du particulier, qui n'était autre qu'un montreur de chiens savants. Auriez-vous un chien à me vendre? lui fit-il en examinant la meute d'un œil de connaisseur.

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Pourquoi pas, bourgeois, si vous y allongez le prix.

-Oui, mais je veux un animal qui quête parfaitement, arrête bien et surtout rapporte convenable

ment.

- J'ai là la chose: en v'là un qui a été pondu tout exprès pour vous... et pas cher: soixante francs, c'est donné... Et il empoigna par la queue le caniche le plus crotté de la bande. Cette exhibition paraissant éveiller l'incrédulité du chasseur-marchand, le citoyen en blouse pas neuve, mais déchirée, lui offrit de lui faire un billet, par lequel il garantissait les trois qualités demandées, sous peine de cent francs de dommagesintérêts, si le caniche manquait à ses promesses. Le traité conclu, M. Bergeret emmena son chien en laisse, et attendit le bienheureux jour de l'ouverture: II aut qu'il quête, arrête et rapporte, se dit-il: nous verrons bien.

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