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Trois hommes noirs, revêtus du même costume que ceux qu'ils avaient aperçus dans la cour, étaient déjà assis à une table recouverte d'un tapis vert. Une très-légère différence distinguait leur habillement. Cette variété consistait surtout en un double galon qui garnissait la toque qu'ils portaient sur la tête. Un grand tableau représentant le Fils de Dieu sur la croix les dominait et faisait face au buste, plus ou moins ressemblant, du chef de l'Etat.

Ces trois hommes, dit tout bas le baron à son compagnon, sont Eaque, Minos et Rhadamante. Ils remplissent ici les redoutables fonctions du Menou indien et du Menès égyptien, excepté qu'au lieu de juger les morts ils jugent les vivants. Ils sont armés d'un glaive plus redoutable que l'acier. Ils frappent avec la loi. C'est la conscience visible de l'humanité.

Ce sont alors des arbitres bien redoutables, dit Gaston, et leur pouvoir doit être terrible.

Non; comme ils ne sont pas infaillibles, ils ne sont pas absolus, et d'ailleurs, la loi qui les arme sert aussi à les modérer. Leurs passions peuvent les égarer, mais elles ne les entraînent pas. Ce petit volume in-12, à tranches multicolores, que vous voyez auprès d'eux, leur sert de conseil dans les cas difficiles, mais les avertit aussi de ne pas écouter seulement le témoignage de leur esprit. On l'appelle Code, de même qu'on appelle Codex le recueil des recettes propres à guérir: ce sont les chirurgiens de la société; et ce petit livre est un système complet, mais quotidiennement perfectible, de législation. Il leur sert de règle, et leur est aussi nécessaire que le bréviaire à un curé. Du moins ils ont cet avantage sur les médecins physiques, qu'on peut en appeler loyalement de leurs sentences loyales. Thémis a moins de présomption qu'Esculape, parce qu'elle a de plus hautes fonc

tions. Combien de malades qui auraient besoin de faire réviser les ordonnances qui les condamnent!

Alors, dit Gaston, rien n'est plus simple que de rendre un bon jugement, puisque le Code indique la règle et la formule.

- C'est vrai; mais les juges ont des contradicteurs, ce sont les autres hommes noirs que vous voyez là, et qui ont pour mission d'embrouiller les fonctions de la justice. Ceux-ci ne doivent se rendre à aucune évidence; ils ont pour métier le devoir d'opposer les textes les uns aux autres, de faire hésiter la conscience dans le dédale des lois et des interprétations. Ce qu'ils redoutent par-dessus tout, c'est l'indignation qu'inspirent le crime ou la fraude, et ils tempèrent par tous les moyens cette indignation qui ferait juger vite. Leur ressource la plus habituelle, c'est de prolonger les procès à l'infini. Quand un débat commence, il n'est pas rare qu'il ne finisse jamais, et si maître Rabichon était là, il vous dirait qu'il plaida jadis un délit de chasse où il s'agissait du meurtre d'un perdreau; l'affaire dura sept ans, il y gagna cinq mille huit cent quatre-vingt-cinq francs et soixantequinze centimes pour son propre compte, et toutes les plumes de la compagnie de perdreaux n'auraient pas suffi pour griffonner les rames de papier timbré qui fut noirci dans l'intérêt de la cause.

Le métier d'un juge doit être horriblement fa

tigant, et, dès lors, je suppose que vu le mal qu'il se donne, on doit reconnaître magnifiquement ses services.

- Que parlez-vous de services? Quand on travaille pour le bien public, on travaille pour l'honneur. Le salaire gâterait le dévouement, et la société n'achète et ne paye que ce qui est vendable, c'està-dire la joie matérielle.

Qu'une danseuse de l'Opéra arrive à exécuter convenablement une pirouette sur la pointe des orteils; qu'un ténor italien ou russe gazouille un quart de ton plus haut que ses confrères; qu'un pianiste arrive à force de travail à briser d'un seul coup avec le petit doigt les huit cordes d'une octave : voilà des utilités qu'on récompensera par trois et quatre cent mille livres de rente. Mais cet homme élevé dans des études sévères, qui veille sur les intérêts de la société, qui rame toute sa vie pour empêcher de sombrer la barque qu'on a confiée à son expérience, barque qui contient une partie de la cargaison précieuse dont elle allége le vaisseau de l'État; mais ce juge, comment le payer? Le trésor public y renonce, et les dix-huit cents francs, les deux mille francs qu'on lui donne ne sont point un traite

ment.

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Deux mille francs! s'écria Gaston, mais c'est ce

que gagne par mois un simple procureur! Il n'est pas, en province, un seul Rabichon qui n'arrive à se faire un traitement annuel dix fois plus considérable! Et pourtant celui qui juge est bien au-dessus de celui qui défend.

Aussi, qu'advient-il?... Le notaire et l'avoué roulent voiture, digèrent la dinde truffée, qu'ils arrosent de vin de Sillery; ils établissent leurs filles avec des dots de cent mille écus, et se retirent, après quinze ans d'exercice, dans des campagnes délicieuses; ils prennent du ventre à quarante ans, couvrent leurs épouses de point d'Angleterre et leurs gilets blancs de chaînes d'or et de breloques d'Amérique. Ils meurent généralement de gras-fondu, après avoir été membres du conseil général et parfois députés; on leur achète des terrains à perpétuité, et on leur élève des tombeaux en chaux hydraulique, sur lesquels leurs fils affligés n'ont pas le temps de venir pleurer, occupés qu'ils sont à courir à Chantilly, ou à faire valoir la fortune paternelle dans les coulisses de l'Opéra... Mais le juge, le magistrat, marche à pied comme Diogène, mange des fèves comme Aristide, enveloppe sa femme de laine comme une Lucrèce, se retire à soixante-dix ans dans sa coquille; il meurt maigre comme Perrin Dandin, est enterré comme un juif, et, sur l'herbe de sa fosse, concédée à temps, l'on aperçoit parfois une ombre qui vient s'age

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