Au détour d'une rue qu'éclairait à peine le lumignon vacillant d'un pâle réverbère, nos voyageurs aperçurent une foule d'hommes et de femmes qui sortaient d'une porte basse dont l'imposte cintrée était encadrée de quatre lampions qui semblaient protester contre l'obligation de veiller à pareille heure. Le baron et Gaston s'approchèrent et apprirent, non sans étonnement, qu'il y avait eu spectacle ce soir-là, et qu'une partie des citoyens avait assisté à une représentation extraordinaire. Une immense affiche était placardée sur le mur, et voici ce qu'on pouvait arriver à y lire, grâce à la complaisance des quatre lampions, qui ne s'y prêtaient pas volontiers: PAR EXTRAORDINAIRE LA TROUPE TRAGI-COMICO-LYRIQUE EN PASSAGE Sous la direction du célèbre ténor Saint - Phar Privilégié par S. E. le Ministre et M. le Sous-Préfet Avec l'autorisation de M. le Maire Et des Autorités de cette honorable Cité Aura l'honneur de donner aujourd'hui, sans aucune remise et pour cette fois seulement Grande tragédie de M. Arouet de Voltaire, représentée devant feu S. M. Louis XV, le 13 août 1732. M. ROMUALD, 1er mime des Folies-Nouvelles, remplira le personnage d'OROSMANE. Me ZEPHYRINE, 1e danseuse du théâtre impérial du Luxembourg, jouera le rôle de ZAIRE. Haute comédie de M. Poquelin de Molière, représentée devant feu S. M. Louis XIV, le 5 février 1669. M. RIGOBERT, 1er machiniste du théâtre impérial de Sainte-Menehould, TARTUFFE. ME SAINTE-AGATHE, 1re écuyère du cirque impérial de Brives-laGaillarde, ELMIRE. Suivi de le RIQUIQUI Ou AMOUR, BONHEUR ET DÉSILLUSION Vaudeville à sentiment de MM. Dartois, Théaulon, Mélesville, Suivi de LA CAVERNE DU CRIME!!! Mélodrame à grand spectacle, en sept actes et vingt-deux tableaux, par MM. Dennery, Ponson du Terrail et Anne Ratcliff. NOTA LA CAVERNE SERA ÉCLAIRÉE AU GAZ POUR Cette fois SEULEMENT Intermèdes : M. SAINT-PHAR chantera douze romances de M. Paul Henrion. Mile ZEPHYRINE dansera la catchoucha, et un pas de deux à elle seule. M. ROMUALD escamotera une personne du sexe, POUR CETTE FOIS SEULEMENT. On terminera par DANSES SUR LA CORDE SANS BALANCIER ET FEU D'ARTIFICE SANS EXPLOSION. Suivi de UNE ALLOCUTION DE M. LE DIRECTEUR L'instrument sera tenu par Me BLANCHE, âgée de cinq ans, 1er prix du Conservatoire de Montmartre. On pourra fumer dans les entr'actes et on passera de la bière dans les loges. IL Y AURA UNE RAMPE ÉCLAIRÉE A L'HUILE LE PRIX DES PLACES N'EST PAS AUGMENTE Par extraordinaire et pour cette fois seulement Le spectacle sera varié d'une première et dernière LES représentation de HUGUENOTS ou LA PERSÉCUTION DES HÉRÉTIQUES VERTUEUX Grand opéra de M. Meyerbeer, en cinq actes, et de M. Scribe, en vingt-quatre tableaux. NOTA Vu la longueur du spectacle, la musique sera supprimée et le poëme considérablement abrégé. Les On est instamment prié de laisser les chiens au vestiaire. bonnes d'enfants seront reçues sans ces derniers; les militaires qui les accompagneront ne payeront que demi-place, jusqu'au grade de caporal exclusivement. NOTA! La troupe, attendue à Londres pour les fêtes de la cour, ne reste que douze heures dans cette honorable cité. QU'ON SE LE DISE! Par Dieu! s'écria Gaston, voici le chef-d'œuvre du genre, et sans nul doute, c'est le résultat d'un pari; car il est impossible qu'il vienne à la pensée d'un directeur de théâtre d'employer de semblables amorces, qui ne prendraient jamais rien!... -Dites plutôt, répliqua le baron, que c'est là le seul hameçon avec lequel on arrive à attraper la curiosité provinciale. Vous voyez, à cette foule qui sort, que le théâtre était plein, et certes ce ne sont ni Voltaire, ni Molière, ni Meyerbeer, ni les autres, qui ont attiré le monde : l'affiche a tout fait, et, sans elle, il n'y aurait pas eu vingt places occupées dans le parterre. Du reste, ce directeur s'est donné plus de mal qu'il n'en était absolument besoin : le lapin qui tire un coup de pistolet, le poisson qui parle et la femme qui caresse une hyène attirent généralement plus de curieux que tout le répertoire du ThéâtreFrançais, et, pour peu qu'il y ait dans la troupe une actrice haute en couleur, et portant avee aisance un ou deux quintaux de chair fraîche sous une jupe à paillettes d'or, on est à peu près sûr de voir accourir tous les lions de l'endroit, dont pas un n'osera lui parler, mais qui tous proclameront, le lendemain, qu'ils sont du dernier mieux avec elle... Dans certaines petites villes, il y a des roués qui sont connus pour escalader les cœurs, comme le maréchal de Soubise pour prendre les citadelles. Ces Lovelaces de sous-préfecture sont généralement de grands dadais, en gants de fil d'Écosse et en pantalon de nankin, à qui leur papa donne dix francs d'argent de poche par mois : c'est avec ces projectiles qu'ils démantèlent les places fortes et qu'ils finissent par arriver, sans coup férir, aux invalides du mariage. Alors ils racontent leurs campagnes à leurs descendants, et ils terminent toujours le récit de leurs conquêtes par ce mot, qui est leur croix d'honneur: J'étais un rude |