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et faire si bien du bec et des ongles, qu'au bout d'un moment, chacun d'eux y aura laissé quelques plumes, si ce n'est son aile entière. Qu'un poëte, par exemple, publie quelques modestes essais dans l'innocente feuille d'affiches de son arrondissement, ceci n'effraye personne. Il y a si loin de cette simple estrade au piédestal, que chacun lui pardonne son premier pas on regarde toujours sans déplaisir ce qui n'éblouit ni n'offusque; c'est pour cela que l'aurore n'a jamais eu que des laudateurs, quand tout le monde a plus ou moins jeté sa petite pierre au soleil. Lefranc de Pompignan a même fait une fort belle strophe sur ce sujet, en parlant de Rousseau... qui pourtant n'est pas un soleil.

Mais il me semble, dit Gaston, que lorsqu'un homme arrive à se faire distinguer, c'est un honneur qui rejaillit sur ses concitoyens. Dans une bataille, il n'advient jamais qu'on reproche à un soldat de combattre avec courage et de se faire remarquer par sa bravoure; au contraire, ses frères d'armes deviennent solidaires de sa gloire, et tout le régiment participe à ses beaux faits.

-C'est si vrai, que lorsqu'un grenadier obtient la croix d'honneur, tous ses camarades se cotisent pour lui offrir son premier ruban et fêter sa bienvenue... Mais, à l'homme gravissant les cimes ardues qui mènent à la célébrité, on n'accorde pas les mêmes

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immunités. A mesure qu'il monte, on tâche d'entraver sa marche, et, lorsqu'il fait un faux pas, on applaudit à sa chute, qui devient un triomphe pour tous, si elle aboutit au précipice, et s'il y a fracture.

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Oh! mais alors, c'est de la cruauté! s'écria Gas

- Mon Dieu, oui! Que voulez-vous? Et puis, s'il arrive que, plus fort que ses détracteurs, l'homme parvienne à son but ; si le vrai public lui accorde son brevet de capacité, alors il reste un moyen : ses amis insinuent qu'il pourrait bien se faire que ses ouvrages ne fussent pas de lui; le mot circule, il grandit, devient une probabilité, puis une certitude, et, au bout de peu de temps, on cite même la source où il a puisé ses inspirations et tout son mérite. Les habitants des petites villes sont d'excellents virtuoses qui savent admirablement chanter en choeur le fameux morceau de la Calomnie, que Rossini composa tout exprès pour leurs voix de contralto.

Cela, fit le jeune homme, doit fort divertir celui qui se voit bien au-dessus de leurs petites clabauderies?

Plus que je ne le pourrais dire, et c'est même là son unique vengeance; quant aux autres, il leur reste encore une dernière ressource: elle consiste à répondre, en haussant les épaules, à ceux qui parlent du poëte ou de l'artiste : << Il n'a jamais rien

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fait; c'est un paresseux qui écrit! S'il avait voulu, il pouvait être notaire, ou fabricant de noir animal, et il aurait fait son chemin comme Me Rabichon ou M. Grimouillet. >>

Nos deux moralistes s'étaient arrêtés dans un coin de la cour du Grand-Cerf, et causaient ainsi, au clair de lune, par une nuit magnifique de printemps; Gaston admirait le calme de cette cité qui n'était troublée par aucun de ces bruits qui surgissent du sein des bruyants carrefours de Paris. On respirait un air pur, qui entrait à pleins poumons dans la poitrine, apportant ces bonnes et aromatiques senteurs de la luzerne et du sainfoin dont regorgeaient les râteliers des écuries; le silence était si profond, qu'on entendait runimer les bœufs, vautrés jusqu'aux cornes dans leur épaisse litière; de temps en temps, un léger bêlement d'agneau tetant sa mère passait dans ce silence comme un symbole d'innocence et de quiétude; le valet d'écurie, ayant achevé sa ronde, venait d'éteindre son falot et s'étendait sur sa couche de paille, côte à côte avec ses chevaux, et tout près de l'âne favori. Nos Parisiens étaient en pleine idylle et nageaient dans l'églogne et la bucolique jusqu'au cou. La petite ville était plongée dans le plus profond sommeil... et cependant, comme l'avait dit M. Plumichet, en se frottant les mains, dix heures seulement sonnaient au clocher de la paroisse.

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Vous avez beau dire, s'écria Gaston, tant de paix extérieure, tant de calme et de silence ne peuvent régner dans une société que vous me présentez

:

sous d'aussi sombres couleurs je crois vraiment que vous avez généralisé les exceptions, mon cher ba

ron.

-Les eaux dormantes, répondit le vieillard, sont précisément celles qui cachent le plus d'abîmes, et il ne faut pas toujours s'y fier. Du reste, vous avez vu vous-même, et, pour votre début, en quelques heures, vous avez pu juger de la valeur de cette paix, de ce calme et de ce silence.

- C'est vrai; mais là encore nous sommes tombés dans le chapitre des exceptions... Ainsi, l'aventure fort excentrique de ce mariage consacré d'une façon si extraordinaire, ne peut servir de règle à mon jugegement: c'est un cas des plus rares, je dirai même unique, et il n'arrive pas deux fois dans la vie d'être témoin de semblable dénoûment. Les jeunes filles de province sont élevées dans des principes de rigidité qui excluent toute possibilité d'égarement, et la surveillance des mères devient une constante garantie de leur moralité.

- Mon cher, je suis de l'avis de Montesquieu dans ses Lettres persones, et je crois faiblement aux agnès de village..

- Et puis, ajouta le jeune homme, elles sont éle

vées dans des principes de religion tels, que la crainte d'offenser Dieu les prémunit contre les tentations du péché.

-Leur religion! De quelle religion croyez-vous qu'elles soient?

Mais de la religion catholique, apostolique et romaine; de celle qui est le plus pur modèle de toutes les vertus morales, et qui, élevant l'âme, le cœur et l'esprit, donne la force et l'intelligence à ceux qui savent la pratiquer.

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Et c'est précisément cette science qui leur manque... Rien n'est beau, rien n'est grand comme les préceptes sublimes du christianisme compris et pratiqué selon la loi évangélique. C'est la morale appuyée sur la foi, c'est la loi humaine élevée à la hauteur de la loi divine, et je répète volontiers, avec votre Bossuet: « La grandeur du christianisme est dans le christianisme lui-même, comme les splendeurs du soleil sont dans l'astre éclatant appendu à la voûte des cieux! » Mais, hélas ! qu'il y a loin de cette sublimité de la croyance aux plates et sottes petites pratiques qui y sont substituées!... Dans certaines localités, marmotter quelques patenôtres qu'elles ne comprennent pas; égrener machinalement les perles d'un chapelet de coco qu'un vicaire de paroisse leur a bénit pour vingt-cinq centimes; manger de la morue le vendredi; se priver d'oeufs et

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