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qui, au primptemps, menacent de dévorer les bourgeons; trouve-t-on que l'arbre de la science et que la fleur de l'art ne soient pas, eux aussi, des trésors assez précieux pour les protéger et les défendre contre l'envahissement de la barbarie?... Est-ce qu'on ne comprend pas que tolérer les abus de la pensée et du langage, de la forme et du fond, c'est donner une véritable consécration, une incontestable autorité à des abus littéraires ou scientifiques qu'on devrait tonjours réprimer?... Certes, il ne serait ni mauvais ni superflu d'inventer quelque distraction innocente pour occuper le désouvrement qui est le mal endémique des bourgeois de province; mais, outre qu'ils ont le jeu de boule, le tir à l'arc et la lecture quotidienne de leur gazette, ne pourrait-on trouver quelque autre amusement à leur portée?.. On avait inventé jadis un joujou qu'on appelait la garde nationale; pourquoi ne pas lui avoir conservé son clinquant? Il est vrai qu'on y a substitué les pompiers; mais, que diable! tout le monde n'est ni de force ni d'humeur à se promener en plein soleil, avec un casque romain sur une jàquette franco-gauloise!

Mais, en résumé, objecta Gaston, ces braves gens ne font de tort à personne : le ridicule n'atteint que son auteur.

- Que dites-vous là, jeune homme !.. Le pre

ces

mier mal, c'est d'engendrer la contagion: hommes, se réunissant chaque semaine dans leur local orné d'une apothéose, pérorant et discutant entre quatre bougies accostées d'un verre d'eau édulcorée, s'appelant mon cher collègue, imprimant leurs élucubrations et s'intitulant Société savante; ces hommes éblouissent la plupart des sots qui les contemplent et qui finissent par gratter à la porte; alors la province compte un ouvrier de plus dans cet immense atelier où se forgent les armes traditionnelles avec lesquelles on combat le bon goût et le sens commun. Tous les ans, ils distribuent des prix en séance solennelle, et il n'est pas de rapsodie en vers ou en prose qui n'y trouve sa médaille ou sa mention honorable. Le public, qui assiste à ces panégyriques de la médiocrité, se familiarise avec ce poison littéraire qui coule dans ses veines, et, comme Mithridate, il finit par s'y habituer tellement, qu'il arrive à ne plus trouver de saveur à autre chose. On cherche bien loin la cause de la décadence des lettres dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle : qui sait si elle n'est pas dans l'incroyable multiplication des académies, où le premier venu peut se faire admettre?

- Encore faut-il posséder quelque connaissance spéciale... dit Gaston, pour obtenir son diplôme ? - Pour être reçu cordonnier, tailleur, cuisinier ou

coiffeur, oui... on exige des connaissances prélimi-naires; mais un savant n'a besoin de rien savoir; s'il ne sait que peu de chose, il entre dans la classe des belles-lettres; s'il ne sait rien du tout, il s'intitule archéologue.

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Archéologue! s'écria Gaston; mais l'archéologie est une science qui embrasse toutes les autres.

-On a beaucoup simplifié tout cela. Aujourd'hui, un antiquaire est un simple particulier qui achète une vieille armoire qu'il étiquète bahut, deux ou trois cruches fêlées qu'il nomme vases étrusques, un demi-cent de moellons qu'il décore du titre de briques romaines, et un tas de cailloux qu'il proclame haches celtiques; avec ce fond de magasin, qu'il intitule collection, n'osant dire encore musée, il s'enrôle dans le bataillon sacré des archéologues et il finit par y conquérir un grade. La manie du bibelot, comme on l'appelait déjà du temps de Mme de Sévigné, a envahi, de nos jours, toutes les classes de la société provinciale. Le bric-a-brac y est devenu un art, une religion, une folie; il a ses fanatiques et ses martyrs; il compte ses adeptes, cœurs à foi robuste, prêts à affronter le supplice pour soutenir l'authenticité de leurs croyances. Les uns pratiquent la religion numismatique représentée par quelques vieux sous qui prennent le nom de monnaies romaines ou gauloises; les autres sont de la confession céramique person

nifiée par les possesseurs de saladiers ébréchés qui deviennent des émaux de Limoges, des faïences d'Italie ou des porcelaines du Japon; ceux-ci adorent le vieux bois, ceux-là les antiques armures : c'est un culte où toute divinité trouve son grand prêtre, et ces braves antiquaires sont un peu comme les peuplades de l'Inde, qui se prosternent devant les ustensiles de leur ménage, dont elles se font des gris-gris et des manitous sacrés. Le bric-a-brac est une religion, c'est vrai, mais on y canonise et on y béatifie pas mal d'hérétiques qui ouvrent trop légèrement les tabernacles pour y placer leur vieille vaisselle, dont ils ont fait des vases sacrés... Aussi, parcourez les quatrevingt-six départements, et vous trouverez infailliblement, dans chaque chef-lieu, une société archéologique, et dans chaque ville ou village un individu quelconque qu'on vous désignera comme étant trèsfort antiquaire. L'antiquaire engendre l'académicien comme le fromage engendre les vers.

- Mais pourtant, interrompit Gaston, est-ce qu'il n'arrive pas que de ces sociétés sortent quelquefois des hommes dont la faveur publique sanctionne le mérite?

- Oui, lorsqu'ils ont su s'affranchir de la routine qui est la base de ces corporations. Voltaire, en parlant des académies de province, dit qu'elles ont parfois produit des avantages, en faisant naître l'ému

lation, en forçant au travail et en dissipant l'ignorance native des petites villes... L'émulation, c'est possible; et c'est peut-être à elle qu'on doit de voir, à de longs intervalles, surgir, des sociétés dites savantes, un poëte, un orateur, un vrai savant. Mais qu'alors je plains ce malheureux que le souffle du génie a effleuré! mieux vaudrait qu'il ne sût pas lire.

- Et pourquoi donc?

Eh! mon cher, pour une chose toute naturelle, tout humaine. Trouvez-moi donc une société où l'on pardonne à son voisin d'avoir su arriver à faire ce que n'ont pu exécuter ses ex-camarades d'enfance, avec lesquels il jouait jadis à la balle, et à la poussette. A Paris, où il y a moins de contact, plus d'espace et carrière pour tous, on pardonne souvent aux supériorités, et, la plupart du temps, les rivaux eux-même sanctionnent le succès consacré par les masses; mais en province, comment voulez-vous que, se heurtant constamment, se coudoyant sans cesse, on puisse consentir à s'écarter un peu, pour faire place à un mérite qui perce, et pour lui donner de l'air?... Les oiseaux qui volent librement dans les larges sillons du ciel immense ne songent jamais à se heurter les uns les autres: enfermez-les dans une volière, vous les verrez bien vite se disputer la conquête du perchoir, se livrer de véritables combats,

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