CHAPITRE II Déjeuner philosophique. - Appréciation de la province. Départ. Tout autre que Gaston eût été ébloui à l'aspect du luxe qui resplendissait dans cette immense salle à manger; on se serait cru transporté au milieu des antiques trésors du Musée de l'hôtel Cluny. Là s'étalaient tous les vieux bois que le ciseau, la râpe et le burin peuvent animer et poétiser, depuis le simple escabeau à colonnettes torses jusqu'au large bahut du seizième siècle. Sur un magnifique dressoir en chêne noir sculpté scintillaient, comme des soleils, les plats d'argent, les aiguières en vermeil et les verres de Bohême; un rutilant plafond à caissons et à culs-de-lampé planait sur toutes ces richesses vraiment archéologiques, et laissait pendre un lustre gigantesque, dont les mille facettes en cristal de roche répercutaient une étincelle des poteries de Florence, des émaux de Limoges, des faïences de Venise et des porcelaines du Japon, de Saxe et de Chine, se carraient sur tous les grands meubles. Sur la table entourée de laquais fumait un joyeux service, et l'étagère qui se dressait sous une haute pendule de Boule, entre deux fenêtres ogivales à vitraux de couleur, était meublée de nombreux flacons aux bouchons moussus et aux ventres ensablés. Gaston était trop préoccupé de sa pensée dominante pour se laisser prendre à l'hameçon de cette ligne si artistement amorcée; il refusa tout ce que lui présentait le maître d'hôtel, et se contenta de tremper les lèvres dans un verre de vin de Madère que sa main avait machinalement saisi parmi les cinq ou six coupes qui se trouvaient devant lui. Parbleu! s'écria le baron qui venait de déguster un vin de Château-Laffitte dont l'acte de naissance se perdait dans la nuit des cayes; il faut avouer que les amoureux sont bien fous!... Non pas que je blâme leurs charmantes erreurs... Dieu m'en garde !... L'amour, à tout prendre, est encore la plus réelle de toutes les illusions terrestres, et mes cheveux blancs n'oublieront jamais qu'ils ont été bruns... Mais, ditesmoi, cher enfant, pensez-vous que le jeûne et l'abstinence soient d'utiles auxiliaires? Le tourment que vous vous infligez gratuitement, en ce moment, avan cera-t-il votre félicité future d'un jour, ou seulement d'une minute?... Que vous trouverez l'homme faible et digne de pitié, lorsque vous le considérerez de sang-froid? Sa vie se passe à forger des calamités imaginaires; il s'applique à devenir son propre bourreau, et Young a eu raison de s'écrier, en considé rant la société : « Que d'hostilités sans ennemis! que d'angoisses sans malheurs !... » Vous haussez les épaules, vous poussez des soupirs à fendre les corniches de mon plafond Renaissance: vos yeux me lancent des flèches à fêler tous mes cristaux de Hongrie... Je conçois tout cela : j'en ai fait bien d'autres quand mon premier soleil d'avril s'attaquait à la séve de mes vingt ans. Mais depuis, j'ai analysé, j'ai raisonné, et j'en suis venu où vous en viendrez : à acquérir la certitude que le malheur qu'on redoute est toujours pire que le malheur lui-même : il en est semblablement du plaisir celui qu'on espère vaut toujours mieux que celui qu'on a. Or, vous vous dites en ce moment que tout est perdu, que la vie est un fardeau dont vous avez hâte de vous délivrer; vous broyez dans votre âme une masse de pensées noires qui donnent à tout ce qui vous entoure une teinte plus lugubre que celle des tombeaux. Si je vous laissais faire, il n'y aurait pas, dans toutes ces panoplies appendues à mes murailles, assez de poignards, d'espingoles et de casse-tête pour vous aider : à franchir les portes de l'éternité; vous êtes malheureux, très-malheureux !... mais, voyez la fragilité des choses humaines : il ne faudrait qu'un mot pour disperser tout ce désespoir; un seul petit rayon d'espérance fondrait bien vite l'énorme glace de votre abattement; et tenez, voici déjà que vous me regardez avec moins d'égarement et que votre œil mendie ce petit rayon que vous soupçonnez peut-être bien devoir jaillir du cœur du vieillard. Que puisse-je espérer, dit Gaston, maintenant qu'elle m'est ravie et qu'on l'entraîne loin de moi? D'abord, fit le baron en se découpant une aile de faisandeau truffé, elle ne vous est pas plus ravie aujourd'hui qu'hier. Après ce qui s'est passé à l'hôtel de la marquise, il vous devenait difficile d'en franchir le seuil, sans que le suisse, qui a reçu la consigne, vous priât poliment de reprendre la direction de la porte confiée à son incorruptibilité; à bien considérer la position, vous vous trouvez indubitablement dans des conditions plus favorables qu'hier soir, puisque l'ennemi a quitté le seul poste où il vous était interdit de l'aller attaquer. C'est ma foi vrai ! s'écria le jeune homme. Là, voyez-vous! qu'est-ce que je disais ? reprit le baron en vidant son verre; voilà le petit rayon qui pointe, et le mélodrame s'apprête à passer vaudeville... Maintenant, j'ajoute que l'endroit où s'est réfugiée la marquise est un terrain neutre où le hasard, ce grand dénoueur d'écheveaux emmêlés, comme dit Montaigne, - peut fort bien vous amener vous-même, et alors... -Oh! alors, interrompit Gastou; alors, ce serait l'espérance, ce serait le bonheur! Eh bien ! nous y voici, mon cher: la glace est fondue; voilà le sourire qui rayonne et je gage que vous allez attaquer ce pâté de foie gras qui, pour être né à Strasbourg, n'en est pas moins digne de figurer à côté de cette poularde qui naquit au Mans; vous l'arroserez avec ce vin de Johannisberg: enfants du Rhin tous deux, ils sont faits pour s'entendre dans cette nouvelle confédération. Gaston partit d'un franc éclat de rire, tendit son verre et son assiette, et se mit à manger, comme un homme qui a couru toute une nuit sans se nourrir d'autre chose que d'études philosophiques. Voilà l'amour! le désespoir éternel! exclama le malin vieillard en souriant à la coupe de vin de Champagne granité qu'il tenait entre le pouce et l'index. Ah! jeune homme, jeune homme, que bien fous sont ceux qui disent toujours! ou qui crient jamais! Les grandes passions sont comme un grand feu de paille qu'on éteint avec un seau d'eau ; toujours et jamais sont deux mots que l'homme a forgés pour donner de l'importance aux folles vani |