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Et qu'est-il arrivé?

Il est arrivé que, voyant comme ça tournait et ne sachant pas comment ça finirait, le carrossier a transigé, et qu'il a abandonné trois cents francs et une paire de guides en double au père Rabichon... V'là une bonne farce!

Et il y a encore gagné cent pour cent, ajouta le baron; après quoi il commanda un dîner comme lui seul savait les ordonner.

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Avez-vous un bon chef ici ? demanda-t-il.

- Dame! monsieur, dit l'hôtelier, le Grand-Cerf est connu à trois lieues à la ronde. Nos bourgeois n'ont rien autre chose à faire que de manger; en province, voyez-vous, le ventre prime la tête, et il y a un vieux dicton qui dit que, du temps passé, il vint s'établir ici un libraire et quatre traiteurs; le libraire mourut à l'hôpital, et les quatre traiteurs finirent par rouler voiture.

C'est flatteur pour la localité ! dit Gaston.

-Ce n'est pas positivement par gourmandise, ajouta l'homme; c'est un sentiment plus noble qui anime nos braves bourgeois : ici, le dîner qu'on rend doit toujours être supérieur à celui qu'on a reçu; un particulier qui invite se croirait déshonoré, si sa table n'était pas plus abondamment servie que celle des autres. Eclipser ses convives, leur prouver que son vin est meilleur, que son dessert a trois plats de plus

que le dessert du dernier dîner de Mme une telle, voilà la grande question pour une maîtresse de maison. Aussi, donner à dîner, en province, est une affaire à laquelle on pense deux mois d'avance et deux mois après. Ce jour-là, la table a été mise la veille, on a nettoyé l'argenterie, arboré les assiettes à filets d'or et ajouté les rallonges. Comment placerat-on M. tel ou Mme telle? Qui aura la droite? qui la gauche?... Au dîner de madame la présidente, il y avait une poularde truffée... nous aurons un faisan !... Chez le notaire, on a servi le vin de Champagne au rôti... nous le ferons verser aux entrées!... Chez le maire, il y avait un saumon pour relevé... nous mettrons un turbot!... Le turbot, c'est la fin des fins, c'est le dernier mot; du moment qu'un turbot paraît sur une table, notre affaire est claire à nous autres traiteurs; toute la ville est en émoi; plus d'une maitresse de maison ne fermera l'œil avant d'avoir eu son turbot, et c'est nous qui les vendons... On a vu des femmes faire une maladie parce que leurs maris déclaraient se contenter d'un relevé ordinaire. C'est une lutte, un assaut général; on mange son bœuf pendant trois mois, pour arriver à donner un festin de Gargantua, où l'on reste communément cinq heures à table, sans débrider, et où, les trois quarts du temps, Je maître de la maison se dispute avec sa femme, trouvant toujours qu'il manque quelque chose. Vous

comprenez que ce ne sont pas les cuisinières qui composent ces gigantesques menus: quand ces braves maritornes savent fricasser un haricot de mouton ou brûler un gigot, on les regarde comme des cordons bleus; c'est donc à nous qu'on a recours dans ces grandes circonstances, et je vous prie de croire que, si nous savons plumer la dinde, nous ne nous faisons pas faute de plumer la pratique.

- Je comprends dès lors, dit le baron, que les libraires meurent à l'hôpital.

- Dame! monsieur, fit l'hôtelier avec la meilleure foi du monde, c'est juste, après tout: les livres, ça ne nourrit pas !

Les provinciaux à Paris.

CHAPITRE IX

De la décentralisation. — Éloge de la province.

En vérité! disait Gaston en se mettant à table et en admirant la profusion de poulets à toutes sauces que l'hôtelier y avait accumulés; en vérité, je ne me doutais pas de tout ce qu'il y avait d'observations à glaner pour celui qui sait étudier les choses et les hommes! A peine sommes-nous descendus dans cette petite ville, que nous en connaissons la plupart des usages et même des habitants: en une demiheure, nous avons vu déjà passer sous nos yeux les trois quarts de la population, avec ses intrigues, ses passions, ses ridicules et ses mœurs si différentes de celles que nous quittons. Il me semble que je suis

ici depuis dix ans, et que je connais la ville comme si j'y étais né.

Vous n'en connaissez rien encore, répondit le baron; mais j'espère que le hasard vous mettra à même de pénétrer quelques-uns de ces petits mystères sous lesquels vivote la province.

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- Une pareille existence, continua le jeune homme, doit être bien monotone.

- Pas le moins du monde! et la preuve, c'est que lorsqu'un provincial est forcé de se rendre à Paris, il s'y ennuie à tel point, qu'il est rare qu'on ne le voie pas revenir bien vite au bout de quatre jours, après avoir annoncé qu'il y resterait une semaine. Le provincial déteste Paris : il y a le mal du pays.

- C'est incroyable!

-Non pas!... cela s'explique parfaitement : sa nostalgie est toute naturelle... Il quitte son coin du feu, pour trouver des cheminées qui fument; des visages de connaissance, pour des regards naturellement indifférents. Le tapage des rues, le cri des marchands ambulants, le pêle-mêle des chevaux, des voitures et des hommes l'effraye; il ne peut s'habituer à coudoyer les passants sans les saluer; il manque vingt fois par jour de se faire écraser sous les roues; il a apporté de son pays natal cet indéracinable préjugé que lui a inculqué sa nourrice, et qui consiste à croire que Paris est peuplé de filous qui en veulent

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