Page images
PDF
EPUB

tés d'ici-bas et pour tâcher d'oublier que prendre la vie au sérieux c'est se passionner pour une lorette... Oh! bien plus heureux celui dont la vie, semblable à cette plume nageant dans un air calme, monte, descend, ondule et ne tombe pas, ou qui, si parfois elle s'abat mollement, se relève plus mollement encore au premier souffle d'un zéphir caressant!

-Et c'est ce que je fais, vous le voyez! riposta Gaston, en levant le verre bleu dans lequel on venait de lui verser du vin du Rhin: je suis la plume qui s'est un instant abattue dans la poussière, mais que vos bonnes paroles ont bien vite relevée: maintenant, je plane dans la joie ; j'ai l'espérance et la foi : je crois en vous; je m'abandonne à votre expérience; ordonnez, j'obéis; marchez et je vous suis... Quand partons-nous?

J'ai l'habitude du café après chaque repas, cher ami, répondit l'impassible amphitryon, et, si vous voulez le permettre, nous allons passer au fumoir, où nous trouverons tous les accessoires nécessaires à cette grave occupation.

Tous deux jetèrent leur serviette et se rendirent au fumoir. Le baron alluma au brasero un magnifique panatellas dont il offrit le frère à son jeune ami, et, tout en sirotant le délicieux moka qui parfumait sa tasse de porcelaine du Japon, il donna cours à sa manie d'observations philosophiques.

-

Ah çà, dit-il en se renversant voluptueusement dans son large voltaire capitonné, nous disons donc que nous allons nous embarquer pour la province... Eh bien! voyons, cher compagnon de voyage, ditesmoi un peu ce que c'est que la province; car il est bon d'étudier sa carte, avant de s'engager dans les terres inconnues.

Mais... la province, répondit Gaston, c'est l'étendue de pays qui est en dehors de Paris et de la banlieue, dans la circonscription de la France.

Vous me répondez là comme le font Bescherelle, Napoléon Landais et le dictionnaire de l'Acadé mie. A ce titre-là, Lyon, Bordeaux, Rouen, Marseille seraient classées dans la même catégorie qne Carpentras et Brives-la-Gaillarde; il n'y aurait pas de différence entre Nantes et Troyes en Champagne, entre Tours et Nantua; c'est absolument comme si vous confondiez dans un même genre le cheval de course et le cheval de charrue, le rossignol et le pierrot, la rose du roi des jardins avec la rose foireuse des buissons. Tout cela n'est pas de la même famille, quoi qu'en aient dit Buffon, Jussieu et Michelet. Du reste, la définition réelle est assez difficile à trouver; la province peut plus aisément être peinte que réduite en théorème, et, pour mon compte, je confesse que je sens mieux le mot que je ne puis expliquer la chose. Les uns définissent la province: une

contrée où les hommes se marient en gants verts et tutoient leurs femmes qu'ils appellent mon épouse; où les filles nubiles vont à l'église, pour faire croire à leur piété; vont au marché, pour faire croire à leur vertu domestique, et rougissent toute la journée, pour faire enregistrer leur innocence... D'autres, supposant que la province est à Paris ce que la Béotie était à Athènes, vous diront que c'est une sorte de presqu'île sauvage, dont les barbares indigènes ignorent les premières notions de la vie civilisée; où plus on est proche parent, plus on est prêt à s'entr'égorger; où il n'y a pas d'exemple qu'une famille soit restée unie, qu'une femme ait dit du bien de sa voisine, qu'une toilette neuve n'ait été critiquée, qu'une réputation n'ait été entamée, qu'une bonne action n'ait été calomniée, et qu'une supériorité d'esprit ou de fortune n'ait été jalousée... Mais tout cela, vous le comprenez, s'applique à la grande comme à la petite ville, à Paris comme à la province. Partout où il y a deux hommes, on en trouvera toujours un qui tâchera de victimer l'autre; c'est la loi qui régit les agglomérations sociales: si le brochet de la petite rivière dévore les truites et le carpillon, le requin de l'Océan ne se fait pas faute de croquer les bancs de harengs. En ceci la capitale ne le cède en rien au département; et, somme toute, l'un vaut l'autre.

Mais voyons votre définition, dit Gaston en jetant un coup d'œil à la pendule, qui s'inquiétait fort peu des impatiences de l'amant.

-Moi, je ne définis rien du tout, fit le vieillard; il est des choses qu'il faut voir pour les analyser : je connais de charmantes petites villes où l'on n'est pas plus mal que dans le faubourg Saint-Germain ; j'en ai vu d'autres où je ne voudrais pas rester trois minutes. Donc, je m'en rapporterai à votre appréciation, quand vous aurez vous-même étudié la matière. Dans une heure, nous prendrons le chemin de fer; avant le dîner nous aurons fait nos soixante lieues dès ce soir, si bon nous semble, nous explorerons les mœurs provinciales, comme nous avons fait de celles de Paris.

:

Ce serait délicieux! s'écria Gaston, et nous allons bien rire!

Rire de quoi?... Du pays qui nous fournit toutes les richesses matérielles, artistiques et intellectuelles! Nous voilà bien, nous autres badauds du bois de Boulogne et du boulevard des Italiens! Nous nous figurons que Paris est le centre de la civilisation... le centre, oui, c'est vrai: car il n'est que le point passif vers lequel rayonnent et convergent tous les éléments de son essence; mais il est bien heureux des départements qui forment sa circonférence, puisque, sans eux, il n'y aurait pas de cercle,

et partant, pas de centre. Faites-moi le plaisir de me dire combien vous comptez de Parisiens parmi les illustrations qui font la gloire de la patrie... Voyons, prenons au hasard : Racine est né à la Ferté-Milon; la Fontaine à Château-Thierry; Corneille nous vint de Rouen, Boileau de Crosne; Bossuet nous arrivait en droite ligne de Dijon et Fénelon du Quercy; Turenne vit le jour à Sedan, Vauban dans un petit hameau de la Bourgogne; Colbert se vantait d'être enfant de Reims et Dugay-Trouin de Saint-Malo... Prenez-moi tout le siècle de Louis XIV, je vous parie que, dans l'innombrable pléiade de grands hommes qui ont placé cette magnifique époque bien au-dessus du siècle de Périclès et d'Auguste, il ne se trouve pas dix Parisiens, ce que j'appelle Parisiens pur sang... et, de nos jours, si nous voulions nous amuser à feuilleter les extraits de naissance de tous ceux qui se sont fait un nom dans les arts, les sciences, les armes ou la littérature, pensez-vous que nous ne trouverions pas que la province a tout ou presque tout fourni? Rire de la province!... mais alors, jeune homme, c'est l'enfant qui rit de sa mère; c'est le fleuve qui se moque des ruisseaux dont il est formé! Dame! je croyais que rien n'était plus drôle que les mœurs que nous allons observer... fit Gaston en ouvrant de grands yeux.

- Et c'est encore vrai! oui, la province est plus

« PreviousContinue »