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Paris est une étrange ville! s'écria Gaston en mettant le pied sur le trottoir; il n'y a pas une heure encore que nous la parcourons et déjà, dans une seule rue,dans une seule maison, nous avons trouvé, à chaque pas, la solution de quinze ou vingt problèmes, dont je ne soupçonnais point le premier mot.

C'est que, pour bien étudier une chose, mon jeune ami, il faut la voir et la toucher. J'ai bien compris que cette étude, considérée sous le point de vue philosophique, vous intéresserait en vous instruisant, et je me suis souvenu du plaisir que j'avais éprouvé moi-même à explorer ainsi l'Athènes antique trois cents ans avant Jésus-Christ.

-Qui?... vous!...

Moi-même. J'ai suivi le voyageur Anacharsis, depuis son départ de Scythie jusqu'à son voyage à

Délos et aux Cyclades. C'est ainsi qu'en parcourant Athènes, j'ai pu visiter ses trois ports et ses treize portes; admirer son Acropole, son Académie, son Aréopage, son Prytanée, son Lycée et son théâtre, le Céramique, le Pécile et le Parthénon, le temple de Jupiter Olympien, celui de Thésée, de la Victoire, la porte d'Adrien, l'Erechthéum et le Pnyx; c'est ainsi que j'ai pu apprécier Aspasie, cette gracicuse beauté que tout le monde calomniait, et Phryné, cette audacieuse courtisane qui posait pour les Vénus de Praxitèle et pour les débardeurs du Pirée. C'est là que j'ai pu étudier le cœur des femmes, depuis la grisette de Milet jusqu'à la prêtresse de Minerve, depuis la fille du pêcheur jusqu'à l'épouse de l'archonte; j'y ai soupé avec Périclès et Alcibiade; j'y ai discuté avec Socrate et Diogène; je m'y suis enivré avec trois membres de l'Aréopage, et j'ai amené l'éloquent Démosthène à plaider le pour et le contre dans la même question, après lui avoir fait boire trois flacons de falerne, qui est le champagne de l'antiquité.

- Que me dites-vous là ?... s'écria Gaston, qui se demandait intérieurement si son compagnon n'était pas un fou... Puis, il se repentit aussitôt de son indiscrétion. Le baron l'amusait en l'instruisant; était-il bien à lui de contrarier ses petites monomanies?... Après tout, c'était un guide des plus agréables, et il saisit bien vite l'occasion de changer de discours: le hasard sembla le favoriser.

En ce moment, quelques hommes armés de fusils

passèrent lentement à côté du trottoir où stationnait la voiture.

-Ah! dit le jeune observateur, voici qui doit déranger les plans de bien des coureurs d'aventures; ! cette escouade de soldats est une garantie pour la sécurité publique, et les oiseaux de nuit sont, sans doute, peu apprivoisés avec l'aspect de ces braves...

- Ne confondons pas !... répondit le malin vieillard: ceux que vous appelez un peu libéralement des braves, sont des membres de la milice citoyenne, et ce peloton qui marche avec le sans-gêne de l'indépendance, représente une patrouille de gardes nationaux. Ces bons bourgeois sont tous occupés, pour le moment, de pensées complétement étrangères à la chose publique, et chacun d'eux, tout en marchant, se livre à des méditations qui n'ont rien que de personnel... Celui que vous voyez en tête de la troupe, et qui paraît très-fier des étincelles phosphorescentes que les dernières lueurs du gaz font jaillir de ses épaulettes Ruolz et de son hausse-col galvanisé, est un jeune avocat qui, depuis un an, défend d'office tous les filous et les escrocs, dont une ordonnance de M. le président lui enjoint de prouver l'innocence : il y réussit rarement; mais, à entendre ses plaidoiries, il n'est pas un seul accusé qui soit coupable, et ses conclusions tendent invariablement à l'acquittement pur et simple de ses candides clients. Il semble que sa conscience et ses convictions le portent irrésistiblement à se poser en tuteur du faible et de l'opprimé.

Il le dit, il le proclame, et, à ses yeux, le Code pénal est une monstrueuse compilation, un recueil de prescriptions sanglantes que l'humanité repousse et dont la philosophie devrait abroger l'application...

C'est preuve de bons sentiments, dit Gaston.

Oui... mais savez-vous à quoi pense ce jeune Cicéron en herbe, tout en préparant un touchant exorde pour son plaidoyer de demain ?... Il se dit que le procureur général tarde beaucoup à le proposer pour cette place de substitut, qu'il rêve depuis

six mois.

Qu'est-ce qu'un substitut? demanda le jeune

homme.

- C'est précisément tout le contraire de l'avocat ; c'est celui qui, par état, est obligé de trouver des coupables partout où il y a des prévenus, et qui consacre sa naissante éloquence à gémir sur l'insuffisance des pénalités et sur la mansuétude des législateurs.— L'armée de Thémis se compose de jeunes recrues, parmi lesquelles le général procureur choisit les mieux disposées; du moment qu'on leur a donné l'épaulette... je veux dire l'hermine de sous-lieutenant, ils requièrent immédiatement la salle de police contre les conscrits qui étaient hier leurs camarades. Ce sont de charmants garçons, fort effrayants en robe noire, mais très-joyeux en pantalon gris-perle: ils sont les plus zélés défenseurs de la veuve et de l'orpheline, dont il n'est pas rare qu'ils se montrent les consolateurs. Généralement hommes du monde, ils

se font détester au tribunal et adorer dans les salons; à force de requérir des séparations de corps, ils finissent toujours par épouser une gracieuse tourterelle portant cent mille francs attachés sous son aile, et que les bons parents espèrent bien un jour appeler madame la présidente ou madame la conseillère.

-Habitués à défendre, interrompit Gaston, ils doivent éprouver un certain embarras à accuser.

- Pourquoi donc?... Le vaudeville n'exclut pas le drame; le rire n'interdit pas les larmes, et la défense ne répudie point l'accusation... Moi qui vous parle, j'eus, il y a quelque vingt ans, un procès j'avais battu le guet, comme c'était l'usage dans ma jeunesse ; mon avocat trouvait qu'il n'y avait pas de quoi fouetter un huissier; selon lui, ma cause était magnifique, sûre, imperdable! (C'est un barbarisme que justifient Cujas et Bartole.) Huit jours avant l'appel de mon affaire, mon zélé défenseur fut nommé substitut dans le même tribunal où allait se juger mon escapade... Je choisis un autre champion, qui me répondit également et indubitablement du succès... Quel fut mon étonnement, lorsqu'à l'audience je me trouvai en face du nouveau substitut, qui prouva très-clairement que j'étais un perturbateur, une sorte de coupe-jarret qui devait finir un jour par la corde; il demanda ma tête pour avoir mes pieds, et me fit condamner à quinze jours de prison, à l'amende et aux frais !... C'était, du reste, un parfait honnête homme.

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