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sous un nom supposé: nos deux jeunes tourtereaux seront le comte et la comtesse de n'importe quoi. Ce seront de nouveaux époux cachant leur bonheur et venant abriter les roses reflets de leur lune de miel loin des genants rayons du soleil parisien... Ce qui prouve qu'on peut mourir et se porter assez bien. - Mais il a donc emporté beaucoup d'argent à son patron?

- Une bagatelle cent et quelques mille francs d'actions métamorphosées en billets de banque. -Alors, c'est l'impunité et le plaisir pour longtemps...

Pas trop! fit le baron en faisant entendre son ricanement habituel, car sa jeune compagne médite déjà les moyens de lui enlever son portefeuille.

-Elle veut voler le voleur!... Mais qu'est-elle donc, cette femme dont la taille si fine se cambre si voluptueusement sous le quintuple rempart de son armure de crinoline?

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Vous dire son nom, mon jeune ami, serait difficile, car elle n'en a pas, ou plutôt elle en possède beaucoup trop c'est Frisette, Mousqueton, Rigolette, Papillon ou Riquiqui; Mabille la nomme Amanda, le Ranelagh l'appelle Paméla, le Château des fleurs, Esméralda; la Chaumière, Célina, et toutes ces désinences en a sont sans doute une parlante onomatopée qui rend admirablement l'exclamation poussée par ses adorateurs. Cet ah! exprime parfaitement l'admiration crédule de ceux qui voient ces

sortes de femmes pour la première fois, et le poignant désappointement de celui qui, au bout de quelques jours, s'aperçoit tardivement que ces jolis arbustes ne produisent que de charmantes fleurs suivies de fruits fort amers... Cette crinoline que vous voyez là a déjà dévoré joyeusement quatre étudiants en droit, trois commis marchands, deux épiciers retirés; elle arrive, en ce moment, à un vingtième d'agent de change; elle montera peut-être, un jour, jusqu'à l'auditeur au conseil d'État; elle a déjà le châle Biétry, elle parviendra sans doute à arborer le cachemire de l'Inde; elle se donne parfois le coupé de remise et il est évident qu'elle rêve la calèche, cette barque fragile qui aide si mollement la femme à descendre gaiement le fleuve de la vie.

Mais alors, s'écria Gaston, il est donc faux que le vice soit toujours puni et que la vertu trouve tôt ou tard sa récompense?

Comme dans les contes de M. de Bouilly ou dans les petits drames de Berquin! exclama le baron, en redoublant son ricanement sardonique. Rassurezvous encore, vertueux novice: cette impunité n'est que l'exception, et heureusement elle est rare; cette jeune fille a sa place retenue à la Salpêtrière, purgatoire des excentricités féminines, et ce jeune homme a son numéro d'avance immatriculé sur les registres du bagne, enfer des légèretés du cœur humain.

Mais, monsieur, dit Gaston avec un geste de découragement, c'est à prendre toutes les femmes en

exécration!... c'est à ne plus croire à l'amour, cette magnifique croyance dont Dieu lui-même fit un article de foi!

-Oh! pas tant d'exclusivisme, jeune enthousiaste! pas tant de sainte indignation!... Voici dix minutes à peine que vous observez et déjà vous voyez l'humanité sous les plus sombres couleurs; la société est un immense tableau où le grand peintre a jeté l'ombre à côté de la lumière, et il ne faut point se hâter de ne voir que du noir là où il ne manque pas d'éclatants rayons de soleil... Toutes les femmes ne sont point des coureuses d'aventures et des oiseaux de nuit.

- Voilà, s'écria Gaston, qui atténue déjà la force de votre assertion!... Voyez, en voici encore une qui glisse le long du trottoir, et qui s'enveloppe dans sa mante avec un luxe de précautions qui dénote tout l'intérêt qu'elle a à ne pas être reconnue.

Peste!... fit le baron, vous ressemblez à ces jeunes limiers de noble race, qu'on n'a qu'à lancer en chasse pour qu'au bout d'un instant ils flairent la piste du gibier; pour la première fois, novice observateur, vous habituez vite votre œil à la découverte des choses et des personnes cela promet; seulement, prenez garde de vous tromper et de prendre le daim pour le chevreuil... Cette dame, ajouta-t-il en se penchant à la portière, je la reconnais, grâce à ce bec de gaz qu'elle n'a pu éviter : c'est la comtesse de Cernoize.

- Elle paraît jeune, dit Gaston, en se faisant, pour mieux voir, un abat-jour avec la main.

Vingt-deux ans ! belle, gracieuse, spirituelle, et de plus, possédant cinquanté mille francs de rente et un beau nom.

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- Oui, mais la Providence, qui est toujours juste, devait une récompense à tant d'adorables qualités. Elle est veuve depuis trois mois; son mari était laid, joueur, ivrogne, débauché; on soupçonne même que la cravache d'honneur qu'il avait gagnée aux courses de Chantilly ne resta pas toujours pure dans les discussions conjugales, qu'il renouvelait dans son ménage avec une religieuse périodicité.

- Horreur ! il battait sa femme! interrompit Gaston en jetant un coup d'œil d'intérêt sur cette ombre légère qui semblait nager dans la nuit; Dieu a bien fait de l'en délivrer, et elle doit se trouver fort heureuse de son veuvage.

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Si elle est heureuse, dit le baron, elle ne se l'avoue pas à elle-même. Elle porte un deuil sévère, fait dire des messes et prie pour son mari, dont elle défendrait la mémoire si quelqu'un s'avisait de l'attaquer devant elle.

C'est juste! elle veut qu'on respecte le père de ses enfants.

Elle n'en a jamais eu ; la nature ne permet pas aux vautours de produire avec les colombes.

Mais alors, pourquoi toute cette religion et ce culte du souvenir?

Parce qu'il y a, dans le coeur de la femme vertueuse, des cordes secrètes que le vulgaire est tout étonné d'entendre vibrer; parce que, dans ce cœur, la main de Dieu a déposé, comme un précieux trésor, le germe et la fleur de tous les bons instincts, de tous les nobles sentiments, et que le pardon des injures, dont on a fait une obligation chrétienne, est une essence toute naturelle qui parfume certaines âmes sans qu'elles aient besoin de s'astreindre aux prescriptions de l'Église... Cette femme que vous voyez là n'est pas dévote; elle est pieuse, parce que la piété bien entendue est la religion des esprits solides et des cœurs sûrs d'eux-mêmes, tandis que la dévotion (dans l'acception illogique du mot), n'est que le puéril passe-temps des esprits rabougris et des cœurs qui, ne pouvant se jeter à la tête de la créature, se précipitent aveuglément dans le giron du Créateur. Voilà pourquoi il y a toujours quelque chose de suavement idéal dans la beauté d'une femme pieuse; tandis que les dévotes sont, en général, boiteuses, borgnes ou bossues au physique comme au moral; c'est le cachet imprimé par la Providence à ces natures hybrides. Aussi, cette femme n'arbore pas ses croyances avec orgueil, elle les porte avec fierté; elle n'affecte pas l'humilité qui, souvent, n'est qu'un manteau; elle se cache dans sa modestie, qui toujours est un voile; si elle condamne la calomnie, elle ne s'en dédommage

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