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cutés à deux... On n'apprendra l'événement que demain, à trois heures, à la Bourse; notre banquier sera alors confortablement établi dans une Belgique ou dans une Angleterre quelconque; sa chaste femme et son innocente fillette recevront un mot qui leur indiquera l'adresse de leur nouveau domicile. Dans quarante-huit heures tous seront réunis, n'ayant rien de changé dans leur paisible existence, que vingt mille francs de rente en plus, un poëte chevelu et un lieutenant des guides en moins; mais l'Angleterre a ses Youngs et la Belgique ses lanciers. verts...

Le baron achevait à peine ces paroles, que plusieurs hommes de sinistre allure passèrent près de la voiture.

-

Ah! que vous avais-je dit? fit-il en les montrant à son compagnon; c'est l'escouade du commissaire qui emmène notre audacieux escaladeur de balcon : le flagrant délit est prouvé, le Code pénal triomphe! d'autant mieux que ce jeune voleur de cours est marié lui-même et que la justice, cette généreuse rémunératrice, va se trouver surabondamment heureuse d'avoir à constater un adultère à double détente... Aussi, voyez comme le mari dénonciateur lève joyeusement son front radieux, et comme le coupable baisse la tête!

· Quel est cet autre personnage, demanda Gaston, que je vois du côté opposé de la rue et qui a l'air si triste et si pensif?

Vous ne voyez donc pas son costume? répliqua le boiteux. Le cafetan qui l'enveloppe et surtout le turban qui couvre son front vous indiquent que c'est un Turc, venu à Paris pour tenter de faire fortune il n'a pas réussi, le pauvre diable, et s'il est si triste, c'est qu'il pense que, devant se rembarquer demain à Marseille pour retourner à Constantinople, il va se trouver, tout en arrivant, la risée et peut-être l'opprobre de ses coreligionnaires.

Quoi!... pour n'avoir pas su faire sa fortune en

France?

Non, pas tout à fait... mais parce que sa pauvreté lui permettra, tout au plus, d'épouser deux ou trois femmes, et que la loi du Prophète exige qu'on en ait davantage, sous peine de risquer sa part de paradis.

Étrange rapprochement! s'écria Gaston : voici, à ma droite, un chrétien qui va être condamné à la prison et à l'amende pour avoir eu deux femmes... et voici, à ma gauche, un brave mahométan qui sera traité comme un giaour pour n'avoir pu en épouser une douzaine !

Ce qui tend à prouver, riposta Asmodée en se mettant à rire, que la morale et la vertu sont une affaire de géographie, quand elles ne sont pas une affaire de tempérament.

- Décidément, pensa Gaston, un homme qui exprime si crûment de tels principes ne peut qu'être

très-lié avec Satan et Belzébuth... mais, au total, c'est un bon diable!... Oh! oh! ajouta-t-il tout haut, quel est cet autre personnage qui paraît si pressé ?

-Oh! ceci est fort simple, répondit le baron. Regardez bien.

CHAPITRE V.

Un jeune homme qui veut se tuer. — Une jeune fille qui veut vivre. Une femme comme il en faudrait beaucoup.

Ce jeune homme que vous voyez se glisser le long du trottoir, continua le baron, est le fils d'une honnête famille, et il occupe, chez un agent de change, un emploi de confiance: il est chargé du dépôt des actions sur lesquelles on négocie. Ces valeurs sont l'objet d'un mouvement de va-et-vient considérable... Il y a quelques mois, l'agent de change crut s'apercevoir qu'il en manquait plusieurs, et il se disposait à faire des investigations, lorsque le jeune commis produisit un compte parfaitement en règle, dont les chiffres, créés par lui pour les besoins de sa cause, établissaient une balance satisfaisante. En conséquence, il ne fut pas donné suite aux vérifications. Cependant le déficit était réel et considérable. Aujourd'hui même, l'agent de change, soupçonnant la vérité, vient de signifier à son commis son intention de vérifier les comptes, dès demain matin, à

l'ouverture des bureaux. Dans la persuasion qu'il va être infailliblement découvert, le jeune homme veut prévenir, par une ruse adroite, l'explosion qu'il redoute... Il vient d'écrire une lettre, et tenez, voici qu'il la jette à la petite poste qui est à l'angle de la rue. Cette lettre est adressée à son patron, auquel il avoue qu'il l'a trompé; il s'excuse en alléguant l'entraînement des passions, plus fortes que sa raison et sa volonté...

- Singulière excuse! dit Gaston... Espère-t-il donc obtenir le pardon et l'impunité?

- Pas si poëte! fit le vieillard... Aussi, a-t-il ajouté que, ne voulant pas souiller le nom de sa famille, il prend la résolution de se suicider : « Quand vous >> recevrez cette lettre, écrit-il, j'aurai cessé de vivre. » Plutôt égaré que coupable, j'espère que ma mort >> sera une expiation suffisante, et j'ose croire que » vous me pardonnerez... Adieu je meurs pour ne » pas être flétri! » Et il a cacheté en noir....

-

Ah mon Dieu!... et il va se tuer?... cria Gaston en voulant s'élancer pour courir après lui.

Rassurez-vous, sensible enfant, dit Asmodée en le retenant. Regardez bien là-bas cette jeune femme qui vient au-devant de lui: elle prend son bras et tous deux se dirigent, en riant, vers l'embarcadère d'un chemin de fer qui les déposera, demain, sur les bords de quelque lac de la Suisse. Là, dans le délicieux far-niente d'une joyeuse villégiature filée d'or et de soie, notre défunt coulera de douces journées,

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