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sur sa jambe boiteuse. Admettons donc que je suis l'Asmodée et le Diable boiteux de Le Sage, et que vous êtes don Cléophas Léandro Pérez Zambullo. Seulement, nous n'irons pas à Madrid, puisque Paris vaut la peine d'être étudié et que nous y sommes tout portés. Du reste, supposez encore que je sois Mentor et que vous êtes Télémaque; seulement, nous ne visiterons ni Sparte ni Pylos; nous nous contenterons de côtoyer les rives de la Seine.

CHAPITRE IV.

Deux femmes qui changent de maris. - Le galant voleur.

commode. queroute.

Un homme qui se vole lui-même.
T'aris et Constantinople.

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La veille d'une ban

Vous devez avoir trop bonne opinion de moi déjà, continua le haron, pour vous attendre qu'à l'instar du feu Diable boiteux, mon homonyme, dont notre spirituel Le Sage a écrit les prouesses il y a deux cents ans, je m'amuse à soulever le toit des maisons, afin de vous montrer ce qui s'y passe. Ce moyen, aussi ingénieux que commode, est maintenant trop connu pour réussir deux fois; et, dans tous les cas, point n'est besoin de détériorer la propriété publique et privée, quand on possède des ressources aussi certaines et moins dévastatrices. Paris est une de ces villes qu'on peut comparer à certaines femmes qui se couvrent si peu, qu'on n'a rien à soulever pour les admirer ou les mépriser; son voile est tellement diaphane, son vêtement si léger, ses épaules si

décolletées et sa jupe si courte, qu'on pourrait dire de cette Phryné de pierres ce qu'on dit des danseuses de l'Opéra, dont la robe ne commence nulle part et finit partout. Aussi, sans monter sur la colonne Vendôme ou sur l'Arc de l'Étoile, sans planer en aucune sorte d'aérostat, et sans nous donner tant de peine, nous allons voir la moderne Babylone venir d'elle-même au-devant de nos désirs et nous initier aux secrets de son étrange existence. Vous n'aurez qu'à vous pencher à la portière : regarder, c'est observer, et l'observation est la mère de l'expérience.

Le baron achevait à peine sa phrase que la voiture s'arrêta brusquement devant un obstacle qui lui barrait le passage. Gaston, qui s'était empressé de baisser la glace, passa la tête et vit deux fiacres qui, roulant en sens inverse, venaient de s'accrocher et de se renverser; les cochers juraient à qui mieux mieux, en se distribuant un libéral échange de coups de fouet, et une grande agitation se manifestait dans les deux chars numérotés, dont les stores de calicot rouge étaient hermétiquement fermés. Soudain, les portières s'ouvrirent, et, de chaque voiture, s'élança un couple composé d'une robe et d'un pantalon : les robes avaient vingt-cinq ans, les pantalons frisaient la quarantaine, et tous quatre paraissaient fort désagréablement émus... L'obscurité était profonde, la neige commençait à floconner le trottoir; il ne pouvait être question, pour les deux jeunes dames, de

risquer un voyage à pied. Les hommes se dévouérent bravement, relevèrent leurs légers équipages, tandis que les deux femmes, fort occupées à cacher leurs visages, frissonnaient de peur et de froid dans leurs pelisses noires, qu'on eût crues taillées dans le même coupon de soie. En cet instant, le baron se pencha à sa portière et donna un ordre à son cocher; sa voiture fit un mouvement pour passer, et, soit l'effet d'une nouvelle direction des lanternes ou du geste qu'il fit en agitant au dehors sa main où brillait la bague étincelante, une subite clarté inonda les quatre personnages. Les femmes se précipitèrent chacune dans un fiacre, en poussant un petit cri de -surprise; les hommes, qui venaient de se reconnaître en levant la tête, enfoncèrent leurs chapeaux et se jetèrent chacun dans la première portière qui s'ouvrait devant eux; les fiacres partirent au grand trot, mais pas assez vite pour que Gaston ne pût entendre cette double exclamation prononcée dans chaque voiture, avec l'expression de la surprise et de la colère: — Ma femme!...

Les deux hommes,- qui étaient deux amis intimes, -s'étaient trompés de cocher, et retrouvaient leur alliance de mariage sur les coussins d'une citadine versant, à une heure du matin, dans les steppes de la rue Vivienne.

Qu'est-ce que cela? fit Gaston en se tournant vers le baron.

- C'est de l'enseignement mutuel, répondit le

petit vieillard en plongeant les doigts dans sa boîte d'or. Ce sont deux maris qui, hier matin, ont tendrement embrassé leurs gracieuses moitiés, en leur disant adieu pour huit jours. L'un, riche négociant, partait pour Londres; l'autre, ardent chasseur, allait courre le loup dans les Ardennes. Vous voyez que tous deux viennent de se convaincre qu'ils ont été à la même école.

Mais que va-t-il résulter de cette étrange rencontre?

- Ce qui arrive toujours des cris, des fureurs, des menaces et des larmes. En ce moment déjà, l'ouragan est dans son beau; mais dans une tempête, quand on monte le même vaisseau, il est évident' qu'il faut bien que chacun y mette du sien et permette aux autres de se sauver pour se sauver luimême. D'ailleurs cette situation, quelque nouvelle qu'elle vous paraisse, remonte à la plus haute antiquité. C'est la loi du talion promulguée par Moïse, qui l'avait empruntée au droit naturel et aux législations primitives. - OEil pour œil, dent pour dent, est un axiome encore en vigueur dans certains codes modernes, et Mahomet, en l'introduisant dans le Coran, a travaillé pour bien des chrétiens sans le savoir. Oh! oh! fit Gaston en montrant un homme qui grimpait à la fenêtre d'un premier étage, voici un filou d'une rare et audacieuse adresse! Je plains le coffre-fort qui va avoir à soutenir les attaques de ce rusé coquin.

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