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à ce gracieux mirage, les pensées de la jeune fille semblaient revêtir un corps et devenaient visibles à l'œil de Gaston, qui pouvait lire dans son âme et en entendre les plus intimes murmures, comme s'ils eussent été des paroles hautement articulées.

Elle m'aime!... s'écria-t-il en levant au ciel des yeux d'où jaillissaient tous les rayonnements de la joie et de la reconnaissance; mais l'éternel ricanement se fit entendre et un vague pressentiment fit passer dans son cœur une sorte d'impression de froid, qui était presque de la terreur... Il regarda de nouveau, et vit apparaître, à travers le brouillard lumineux, un second personnage qu'il reconnut bien vite : c'était le comte de Silly, son odieux rival! La jeune fille détourna la vue; le comte s'approcha et voulut lui prendre la main, elle le repoussa avec mépris... Il se jeta à ses genoux, la supplia avec toutes les marques de la passion la plus vive. Alors, la noble enfant, relevant fièrement la tête, mit la main sur son cœur et lui montra un nom qui y brillait en caractères de feu. Gaston frissonna d'amour et d'orgueil en reconnaissant que ce nom était le sien... En cet instant, une nouvelle figure se montra dans le cercle, dont la lumière revêtit soudain des teintes plus sombres : c'était la marquise de Meyran. Son visage portait l'empreinte de la colère, et, à la vue du nom qui brillait au cœur d'Alice, elle voulut se précipiter sur elle, et ses mains crispées s'allongeaient comme pour en arracher les lettres enflammées... mais, au

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brusque mouvement de retraite qu'elle fit, en donnant tous les signes de la douleur, Gaston devina qu'il n'était permis à personne de toucher impunément à ces caractères brûlants... Alors la marquise se prit à pleurer et sa colère se changea en prières. Elle s'approcha de la jeune fille avec douceur, lui parla à l'oreille, en lui prodiguant ses plus tendres caresses. Au même moment, un homme se présenta; il était vêtu de noir et arborait une cravate blanche, bien qu'il ne fût pas encore midi. Il était évident que c'était un notaire; une plume se tenait en équilibre derrière son oreille, et il marchait avec la gravité qui convient à celui qui, en définitive, porte le dernier mot des destinées sociales dans les plis de... son paletot. Il ouvrit un grand registre admirablement calligraphié sur parchemin timbré; mais Alice se mit à rire et détourna les yeux de ce grimoire bigarré de colonnes de chiffres dont le rayonnant total semblait fasciner le comte, attentif à ce côté mathématique de la scène. L'homme à la cravate blanche, voyant que toute l'éloquence de son protocole était en défaut, saisit la plume d'oie qui se balançait derrière son oreille, traça quelques signes évidemment cabalistiques, apposa majestueusement un magnifique parafe; puis, se reculant de quelques pas, comme un peintre heureux de contempler son dernier coup de pinceau, il étendit la main et montra à la pauvre enfant le résultat de son opération... Et c'était chose surprenante en effet!... A mesure qu'il agitait sa plume: on voyait

sortir, du registre enchanté, des objets fort disparates. Gaston, bien que tout ce qu'il venait de regarder déjà l'eût familiarisé avec tous les prodiges de l'impossible, se frotta les yeux en se reconnaissant lui-même parmi les choses qui se détachaient des feuillets du livre' inépuisable. C'était bien lui, c'était sa figure, sa taille et son vêtement, et, d'ailleurs, le doux regard qu'Alice tourna vers cette apparition eût suffi pour lui affirmer que c'était la sienne. Au même moment, et comme lui formant cortége, il vit s'envoler du registre la Pauvreté, vieille femme vêtue de haillons; la Faim, horrible mégère dévorant le pain qu'elle arrachait de la bouche de ses enfants; l'Humiliation, triste solliciteuse que des chiens et des laquais chassaient d'un riche hôtel : tout cela, morne, sombre et hideux, se dirigea vers la place qu'occupait l'ombre de Gaston, en lui montrant le sixième étage d'une chétive maison; lui, tendait la main à la jeune fille, qui se disposait à monter sur ses pas vers toutes les menaçantes misères de la mansarde; et puis, l'homme qui tenait la plume magique l'agita de nouveau, et, des flancs de son registre, sortirent des chevaux richement enharnachés, des équipages armoriés conduits par des gens galonnés sur toutes les coutures; des corbeilles chargées de cachemires, de dentelles et de diamants; des monceaux d'or, des terres, des prairies et des bois. Tout cela se rangeait derrière le comte de Silly qui, conduit par la marquise, s'approchait respectueusement d'Alice, dépo

sait sur sa tête une étincelante couronne de comtesse et lui présentait la main, en lui montrant le marchepied d'une magnifique voiture tournée vers le splendide portique d'un hôtel encombré de fleurs, de laquais et d'équipages. Alice, qui se disposait à suivre Gaston, détourna la tête, se mit à pleurer; sa main se détacha de celle de son bien-aimé, et, tandis qu'elle semblait hésiter entre la misère et tout ce luxe tentateur, sa tante se pencha vers elle, en lui inurmurant quelques paroles qui sanctionnaient la donation de ces richesses; et alors, le nom qui brillait dans le pauvre cœur perdit peu à peu de son éclat. Les caractères n'apparaissaient plus qu'à travers une gaze d'abord diaphane, puis s'épaississant comme un nuage chargé de tempêtes... Gaston, le vrai Gaston, celui qui contemplait cette épouvantable apparition, poussa un cri déchirant, se rejeta au fond de la voiture en se cachant la tête entre les mains, comme pour se dérober à cet horrible spectacle; lorsque le petit vieillard, son compagnon, qui finissait d'aspirer paisiblement une nouvelle pincée de son tabac d'Espagne, lui dit :

Qu'avez-vous donc, jeune homme ?... Vous avez failli renverser ma tabatière...

Gaston regarda le baron, sembla retrouver la mémoire de tout ce qui avait précédé l'apparition; il se pencha à la portière, tout avait disparu; il ne vit que les murailles des maisons et les becs de gaz qui fuyaient au grand trot des deux che

vaux. Alors, se retournant vers le boiteux, il s'é

cria :

Oh! mon sang, ma vie, à qui me donnera le secret d'aussi infâmes trahisons!...

Et le moyen de les prévenir, je suppose? dit le baron, en faisant entendre son ricanement habi-· tuel... Eh bien, mon jeune ami, gardez ce sang et cette vie pour un meilleur usage, et donnez-moi seulement les quelques instants qui nous séparent de la fin de cette nuit : d'ici là, c'est-à-dire en cinq ou six heures, je veux dérouler à vos yeux l'immense spectacle des vanités d'ici-bas: triste ou gai, ridicule ou sublime, ce tableau pourra non-seulement vous intéresser, mais surtout vous instruire et vous être utile. La connaissance de la vie sert les grandes comme les petites causes, les héros comme les amants, et nous ne sortirons point, en ceci, du système de Platon, que je vous vantais il n'y a qu'un moment. Quand vous aurez tout vu, jeune homme, vous pourrez tout espérer... même votre Alice.

Je le veux!... s'écria Gaston, subjugué par cet étrange ascendant qu'il ne pouvait s'expliquer... Mais, encore une fois, qui donc êtes-vous, vous qui possédez une telle puissance?...

Le vieillard se mit à rire et répondit :

-A moins que je ne sois l'Expérience elle-même, supposez que je suis le Diable; d'autant mieux que j'en porte le nom et que j'en ai l'infirmité, ajouta-t-il en montrant sa béquille à pomme d'or qui reposait

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