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exaspère; ils méprisent le nouveau, ils conspuent le

neuf, et, à leurs yeux,

Rien n'est neuf que le vieux; le vieux seul est nouveau !

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Plus heureux que la plupart de ses confrères, le marchand de bric-a-brac, car vous l'avez reconnu, n'a point à voler, à chaque lever du soleil, à la conquête d'un domicile problématique: il n'est point nomade; il possède un abri fixe; il est locataire, contribuable, patenté; il vote, il est du jury et il serait garde national, si le capitaine de så compagnie n'eût reconnu l'incompatibilité de sa barbe antique et de sa chevelure mérovingienne avec la tunique et le képi de la milice moderne; car le marchand de bric-à-brac, à force de vivre au milieu des héros d'un autre âge, en a pris instinctivement les formes et le costume: il porte un surcot et un haut-de-chausses; sa redingote s'appelle pourpoint et ses bottes poulaines; il ne refuserait pas son billet de garde si le caporal voulait l'admettre à la parade avec un mousquet et une hallebarde, avec un haubert et la cotte de mailles, pour faire la veillée des armes... C'est le Chilpéric de sa légion!...

Les mille objets qu'il entasse dans son pandémonium forment un tout impossible à décrire; c'est un mélange, une confusion, un chaos qui échappent à toute analyse: orfévrerie, ciselures, émaux, niellures, cabochages y étalent toutes les plus bizarres excentri

cités de la céramique ancienne; c'est un encombrement de poteries, de plats et coupes de Faenza, de grès de Flandre, de terres cuites de Nevers, de Rouen et d'Avignon; de bassins, d'aiguières, de salières, de cruches, d'encriers, de fiascone, de clepsydres, de couvre-feux, le tout invariablement attribué à Luca della Robbia ou à Bernard de Palissy... Voulez-vous des armures damasquinées, des trousses de chasse, des ferrures de coffret, des glaces de Venise, des figurines en bronze italien, des bahuts fouillés de sculptures, des lits où dormirent les rois de la première race, des dyptiques d'ivoire, des panneaux authentiques signés Fra Beato, Jean de Bruges, Israël de Mecknen, Cranack ou Primatice ?... tout cela se presse dans les quelques toises carrées qui forment la galerie de notre antiquaire... Des armes ?... son échoppe est un arsenal des plus complets où l'amateur peut se procurer tout ce qu'il a rêvé : depuis la massue de Caïn jusqu'au couteau de Ravaillac; depuis le crik du Malais jusqu'au fusil à rouet du ligueur. Le marchand de bric-à-brac n'hésite jamais devant le désir de l'acheteur: Voulez-vous le hanap de Chilpéric, les éperons de Charlemagne ou le plat à barbe de don Quichotte ?... ils sont là dans ce cabinet d'ébène incrusté de cuivre; souhaitez-vous le bouclier d'Achille, le poignard d'Oreste ou des cheveux d'Héloïse et même d'Abeilard? ne vous gênez pas, il tient tous ces articles, et s'ils sont épuisés, repassez demain, il aura eu tout le temps néces

saire pour les confectionner: sa fabrique est au faubourg Saint-Antoine; c'est là qu'on tourne le moyen âge et qu'on rabote l'antique, sans préjudice du renaissance. Son habileté à l'endroit des imitations est portée, de nos jours, à un haut degré de perfection, et plus d'un véritable connaisseur s'y laisse prendre. Aussi, qui se sent le facile courage de rire à l'aspect de ces crédules adultes de la bourgeoisie française qui entassent naïvement dans leurs paisibles demeures des terres de pipe de Creil, des miroirs de Saint-Gobain, des couteaux de Châtellerault, des zincs de la Vieille-Montagne et des Ruolz oxydés, sous prétexte de terres de Limoges, de glaces de Venise, de lames de Tolède, de bronzes florentins et de bijoux antiques?... L'art de défigurer le présent au profit du passé est une des bases du métier. Grâce à cette sorte de sophistication, il n'est pas jusqu'au bois qui, malgré son innocence native, n'ait aussi trempé dans cette conspiration générale : on le teint, on le contourne, on le tord, on lui donne des allures de vieillard, et de même que sous Louis XV les coiffeurs-pompadours vieillissaient les cheveux en leur mettant de la poudre, de même aujourd'hui on vieillit les jeunes chênes et les joyeux ormeaux en les passant au vernis-bitume et au brou de noix. Aussi, pénétrez dans tous ces domiciles innombrables qui constituent le Paris du dix-neuvième siècle, et partout vous rencontrerez des échantillons de cette audacieuse mais très-adroite parodie de l'art ancien.

Le carton-pierre et la galvanoplastie sont deux impudents faussaires qui ont fondé une société anonyme, dont les opérations sont d'autant plus sûres, qu'elles ont pour base la crédulité publique et l'impuissance du Code pénal. Lorsque, vers 1820, Wallet et Romagnesi inventèrent leur fameuse pâte imitative, ils ne se doutaient guère que leurs innocentes rosaces de plafond se changeraient plus tard en casques, en boucliers, en haches d'armes et même en statues plus belles que l'antique... Je connais un avoué, et ceci peint d'un seul trait le caractère bourgeois de notre époque, l'avoué, selon moi, et j'ai le courage de mon opinion, personnifie, après le fabricant de caoutchouc, le type le plus prosaïquement positif de la société moderne... ce desservant du temple de Thémis s'est constitué un musée, au sein duquel il prépare ce qu'il appelle la défense de la veuve et de l'orphelin. La décoration de son cabinet est empruntée à la magnifique église des Miracles de Venise et dont la construction fut confiée à Pietro Lombardo; pour bureau il a le précieux lutrin sculpté du chœur de Saint-Pierre, à Pérouse; à gauche, le Moïse de Francavilla, ayant pour piédestal l'autel en bronze de Laurenzo Ghiberti; à droite, la statue de la Guerre par Leoni Aretino, assise sur un socle de Baldazar Peruzzi; les candélabres sont de Riccio, les boiseries proviennent de la chapelle de Saint-Paul de Léon, les tentures sont en cuir de Cordoue, et son fauteuil est tout bonnement le siége en fer ouvré du

roi Dagobert; des panoplies émaillent les murs; deux chevaliers, armés de toutes pièces, veillent de chaque côté de la porte, visière baissée, dague au poing et hallebarde à l'épaule : tout cela nage dans un demi-jour dont les rayons austères sont tamisés à travers de sombres verrières de Jean Ack; c'est un ensemble imposant qui pénètre l'âme d'un sentiment de respect, dont les clients doivent se ressentir longtemps... même après la perte d'un procès. Eh bien, frappez légèrement du doigt tous ces chefs-d'œuvre de l'antiquité et de la renaissance; interrogez les échos pâteux de ces aiguières, de ces statues, de ces armures et de ces bahuts fouillés de sculptures, et vous aurez le secret de toute cette poésie de la procédure de première instance. Une requête au président a payé ce Benvenuto, une pose de conclusions a amplement compensé l'emplette de cette coupe de Ptolémée, et une petite affaire de mur mitoyen a suffi pour amener là ces deux statues, qui auraient pu aussi bien être la Vénus de Milo ou l'Hercule Farnèse. Tels sont les bienfaits du carton-pierre; tel est l'art mis à la portée de toutes les bourses... et de toutes les intelligences!...

Grâce à qui ?... au marchand de bric-a-brac; à cet homme qui a pris à tâche d'initier son siècle à tous les secrets perdus dans la nuit des âges; à ce nouveau Josué qui a dit au soleil qui marchait : « Arrêtetoi! et laisse-nous contempler les rayons que tu voulais éteindre dans l'obscur océan du passé !..... »

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