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Quel est-il?... demanda le jeune homme, involontairement entraîné par l'ascendant que prenait sur lui son interlocuteur.

-J'oubliais d'ajouter que vous avez aussi sa curiosité, répliqua le petit vieillard en faisant entendre son rire sardonique... Mais comme votre égoïsme-je vous l'ai dit — m'a été aussi profitableq ue si c'eût été du dévouement, attendu que, sans votre action de ce soir, je serais probablement mort avant le grand soleil de demain...

-Que dites-vous, monsieur?... mort ?...

-C'est un détail tout personnel, auquel je vous initierai en temps et lieu, pour peu que vous y attachiez quelque intérêt, répondit négligemment le baron en puisant dans sa tabatière d'or; mais, comme je tiens à payer ma dette le plus tôt et le mieux possible, je réponds à votre première question. Le levier qui vous manque, et sans lequel le bras le plus puissant ne pourrait ébranler un atome, c'est l'expérience; l'expérience des choses et des hommes, la connaissance de la vie et de la vérité vraiment vraie.

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Mais, monsieur, il n'est guère ordinaire d'avoir acquis tout cela à mon âge.

- C'est vrai, mon enfant; et voilà pourquoi votre âge ne produit que des fleurs, qui sont semées sur les déceptions de l'avenir; tandis que le nôtre voit mûrir des fruits qui sont greffés sur les enseignements du passé de sorte qu'à forces égales et même en mettant l'avantage du côté du plus jeune, deux rivaux

étant donnés, celui qui aura la plus grande dose d'expérience l'emportera infailliblement sur son concurrent. Ce que je vous dis là, jeune homme, s'applique à tout ce qui constitue la vie sociale : à l'art comme à l'industrie, à la science comme au métier, à la politique de la guerre comme à celle de la paix, à la diplomatie de la haine aussi bien qu'à celle de l'amour, et surtout à cette dernière passion, qui est une des fleurs dont je parlais tout à l'heure; d'ordinaire, celui qui la sème et la fait éclore n'est pas toujours celui qui la cueille.

- Mais cette philosophie est horrible, monsieur !... A ce compte, la vie serait donc une lutte incessante, un combat perpétuel, où la ruse et l'audace, appuyées sur le sang-froid, l'emporteraient infailliblement sur la franchise et la bonne foi?

Oh! oh! mon jeune cœur, vous poussez loin les conséquences de mon prolégomène... J'ai beaucoup connu Socrate, qui voulait, comme vous, que la théorie de l'âme servit de règle à la pratique de la vie : ce divin système pouvait le mener à la vertu; il le mena à la ciguë. J'ai eu occasion d'entendre Épicure qui professait tout le contraire sa manière de voir pouvait conduire au plaisir; elle le conduisit à mourir d'une indigestion combinée avec la goutte. Je préfère Platon, que je rencontrai à Athènes, et qui y enseignait que l'humanité ne pourra atteindre le terme de sa destination que par la connaissance de l'universel et du nécessaire, de l'absolu, ainsi que des

rapports et de l'essence des choses: c'est ce que j'appelle l'expérience. La définition est obscure, mais juste.

Gaston de Chavrières avait bien entendu, cette fois, et il ne pouvait attribuer une erreur d'audition au bruit que produisait le roulement des roues qui pas saient, en ce moment, sur une moelleuse couche de macadam : toutefois, il ne releva point cette dernière phrase, qui pouvait n'être qu'une formule badine et une innocente manie de vieillard.

De sorte que selon vous... dit-il avec une légère nuance d'incrédulité.

Pas selon moi seulement! fit le boiteux en posant sa main sur l'épaule de son jeune compagnon ; mais selon le divin Platon, que j'approuve en tout point, un amoureux de vingt-quatre ans, comme M. Gaston de Chavrières, échouera infailliblement contre un spéculateur de trente-deux ans, comme M. le comte de Silly, s'il n'arrive pas très-vite à combler la différence d'expérience qui existe entre eux; en un mot, s'il ne parvient pas immédiatement à faire que 24 soit à 32 comme 1 est à 1, afin de rendre le combat égal. Je serais à sa place, que je voudrais faire tourner l'équation à mon avantage et m'attribuer un terme beaucoup plus élevé.

Mais, monsieur, en admettant toutes vos hypothèses très-controversables, peut-on supposer qu'il soit possible de les réaliser en quelques mois?... Car, enfin...

Je

Pourquoi vous arrêter, jeune tête à projets?... pourquoi rougir des impatiences de votre amour?... C'est dans ces quelques mois que vous avez encadré la réalisation de vos roses espérances et la fin de vos longs rêves d'or, n'est-il pas vrai?... Chaque minute qui s'écoule est un pas de géant qui vous rapproche du bonheur; vous courez dans le triomphe de votre sécurité, car les yeux d'Alice vous ont dit : t'aime!... Oh! ne vous effrayez pas, enfant; ne soyez point jaloux du vieillard qui connaît et prononce ce doux nom, que votre cœur s'étonne de voir rayonner sur mes lèvres : l'amour, c'est le soleil d'ici-bas; pourquoi ne pas le nommer quand il éclaire?... Oui, elle vous aime; oui, elle n'aime que vous, crédule oiseau qui va se perchant sur ce charmant rameau, dont le bûcheron s'apprête à couper le tronc. Tenez... regardez vous avez l'illusion, voici la réalité!...

Un infernal ricanement fit trembler les glaces de la voiture, qui partit lancée au galop effréné de ses deux vigoureux coursiers; l'étincelle ardente, qui s'était éclipsée depuis un instant, jeta des lueurs d'une sinistre clarté; des gerbes de feu jaillissaient des roues, dont le tournoiement vertigineux imitait le grondement d'un lointain tonnerre; les stores se levèrent d'eux-mêmes, et, tout à coup, le vieillard étendant sa canne, désigna un point noir qui se dessinait vaguement à l'horizon; peu à peu ce point, sé rapprochant, grossissait, sortait de son brouillard et finit par offrir un étrange spectacle.

-Alice!... s'écria Gaston, qui voulut s'élancer par la portière en reconnaissant que cette apparition fantasmagorique, qui semblait entraînée au même galop que la voiture, n'était autre que la représentation fidèle de ce qu'il aimait le plus au monde... Mais bientôt il réprima ce mouvement, à la vue de ce qui se passait sous ses yeux et si près de lui, qu'il cut pu le toucher en allongeant la main.

C'était bien Alice qu'il retrouvait dons cette hallucination, qui avait tous les étonnants semblants de la réalité. Elle était parée de tout l'éclat de sa beauté et de son innocence; car, chez elle, cette double auréole était comme le nimbe béni qui ne quitte janais le front des saintes. Au candide sourire qui fleurissait sur ses lèvres, aux paisibles mouvements qui soulevaient régulièrement la neige de sa poitrine, on comprenait que de douces pensées berçaient en ce moment le cœur de la jeune fille. La quiétude et la sécurité se reflétaient dans ses yeux, où scintillaient, non pas des larmes, mais cette humide rosée que le bonheur fait monter de l'âme aux paupières, comme le soleil de la tige des fleurs à leur calice. C'est qu'en effet elle pensait à son Gaston, à ce bel adoré dont l'enivrant regard venait de rencontrer le sien; à ce Gaston qui, lui disant : Je t'aime! venait de la prendre par la main pour l'entraîner dans les sentiers inconnus d'un monde nouveau, monde aux luxuriantes verdures, aux magiques horizons.

Par un singulier effet de la puissance qui présidait

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