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sent le parfum, on en admire d'avance la fraîcheur ; et, il faut bien l'avouer, le bouton en vaut mieux que la corolle; car le bien qu'on espère est toujours préférable à celui qu'on possède. Nos deux naïfs enfants respiraient donc ensemble ces invisibles fleurettes du premier printemps; ils en savouraient le parfum sans en connaître les couleurs; ils s'aimaient sans se le dire, sans savoir le nom de cette belle rose de mai qu'on appelle l'amour, et qui n'a d'épines que lorsqu'elle s'épanouit...

Vous avez une fatigante prédilection pour la métaphore! interrompit Gaston, qui affectait de ne pas comprendre la portée de cette figure de rhétorique.

- C'est vrai, répondit le narrateur, et je dois cette aberration aux lectures qu'il m'a bien fallu faire pour m'initier aux progrès de votre littérature moderne... Mais voici qui va vous paraître moins énigmatique: parlons en prose; d'autant mieux que le grand trot de mes chevaux m'avertit d'être bref, si je veux que la voiture n'arrive pas à votre porte avant mon dénoûment... Donc, un beau soir, les deux rivaux se trouvaient dans le salon d'une vieille douairière, qui, outre qu'elle était fort ridicule, était de plus tante et tutrice de notre jeune adorée. Tous deux faisaient l'amour à leur manière. L'un, ayant mûrement étudié la carte de ce grand pays qu'on nomme la vie, avait fini par comprendre que le chemin le plus court pour arriver à la dot des nièces a toujours été celui

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qui passe par l'estime des tantes, et il grattait à la porte de ce vieux cœur en flattant ses prédilections pour le merveilleux, le surnaturel et l'impossible. Il en faut moins, souvent, pour parvenir à de plus grands résultats... L'autre, qui n'avait jamais rien analysé, pas même son propre cœur, allait droit où le poussait son rêve il faisait comme les petites barques qui fendent la vague, là où les gros vaisseaux louvoient, ce qui est une chance fréquente de naufrage... Distraitement penché sur le dossier du fauteuil où l'innocente jeune fille se laissait bercer au mélodieux murmure de ses douces paroles, il ne voyait que sa beauté, ne respirait que le souffle parfumé de ses lèvres et n'entendait que les battements de son cœur dont la voix était trop novice encore pour n'avoir point d'écho... Dans ces moments, le monde devient une solitude, on y est un, à deux, et l'on court vite sur cette pente charmante, où chaque fleur cueillie invite à en cueillir une autre... Je t'aime! est un dissyllabe que les grammairiens ont fait très-court dans toutes les langues mortes et vivantes, afin que les lèvres ne fussent pas devancées par le cœur et que le mot ne laissât pas refroidir la pensée... Pour la première fois, il venait de lui bégayer ce mot, et, comme si le dialecte d'amour était le langage universel, la candide jeune fille, quoiqu'en rougissant, avait répondu par un regard qui n'était que la traduction fidèle de la même pensée... En cet instant, la voix dissonante du rival se fit en

tendre c'était comme une pierre maladroitemen jetée dans la limpidité d'un lac d'azur; plus l'onde était paisible, et plus elle se trouble à de si brusques inopportunités. Sans se rendre compte de son action, sans raisonner ses emportements, l'ardent jeune homme, guidé par l'instinct d'une subite jalousie qu'il ignorait jusque-là, se jeta entre son rival et un homme qu'il ne connaissait pas, et crut avoir fait du dévouement quand il n'avait fait que de l'égoïsme. Telle est la simple histoire que j'avais à vous raconter, mon jeune ami: pensez-vous qu'elle soit vraie, et que l'apparence puisse parfois être confondue avec la réalité ?...

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Mais qui donc êtes-vous, s'écria Gaston, vous dont l'œil plonge dans les profondeurs de l'âme et dont l'oreille entend les secrets murmures des lèvres?... Cette histoire, c'est la mienne!

- Voilà qui est parler avec franchisse, jeune homme!... Qui je suis?... vous le saurez bientôt ; mais, auparavant, n'êtes-vous pas d'avis qu'il soit bon de vous apprendre qui vous êtes vous-même? -El quoi!...

Connais-toi toi-même est un vieil axiome qui fut toute la philosophie de Pythagore, de Zénon, de Thrasimaque et d'Aristote, et je l'ai, jadis, entendu préconiser par Confucius en Chine, et par Sanchoniathon en Phénicie, lors de mon voyage autour du monde.

Gaston de Chavrières crut avoir mal entendu et il

mit sur le compte du roulement de la voiture cette phrase qui lui paraissait légèrement empreinte d'anachronisme.

-Eh bien, soit! dit-il; je ne suis pas fâché dé faire connaissance avec moi.

Le bruit d'une nouvelle aspiration de tabac se fit entendre et le petit vieillard continua.

CHAPITRE III.

Etrange vision.

Il ne faut pas être un grand magicien, mon jeune ami, pour deviner qui vous êtes et pour lire couramment dans le livre, si bien ouvert, de votre destinée. Il en est de la vie de certains hommes comme de ces sources transparentes dont le cristal limpide permet à l'œil de plonger jusqu'aux paillettes d'or de leur sable : vous avez la jeunesse, l'ardeur, l'insouciance de vos vingt-quatre ans; votre tête a l'intelligence, votre cœur l'honnêteté et votre âme la poésie; mais, plus que tout cela, vous avez l'amour... l'amour qui donne l'espérance, qui réveille la foi et qui est à l'adolescence ce qu'étaient les cheveux à Samson, ce qu'était la massue à Hercule... Vous avez l'amour, c'est-à-dire le vouloir, le courage et la force; vous tenez en main le levier qui soulève le monde; mais, comme à Archimède, il vous manque le point d'appui.

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