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CHAPITRE II.

Où le baron Asmodée raconte à Gaston sa propre histoire.

Monsieur, dit le petit vieillard au jeune homme qui, sans se rendre compte de l'irrésistible attraction qui l'enchaînait à cet inconnu, l'avait suivi jusqu'à sa voiture; monsieur, je ne vous remercie pas d'une action qui a toutes les apparences du dévouement; mais je vous félicite d'avoir si bien su profiter d'une occasion favorable à vos projets.

Que dites-vous? s'écria celui-ci en reculant de deux pas... Ah! monsieur, quand j'ai pris votre défense, je n'ai cru accomplir qu'un devoir, et je n'ai compté ni sur la reconnaissance, ni sur l'ingratitude!

Voilà deux grands mots, mon jeune ami, qui, sans que vous vous en doutiez, résument toute l'histoire passée, présente et future de l'humanité ; je ne me crois pas tenu à la reconnaissance, c'est vrai, et cela, par une raison toute simple : c'est que, chez

moi, ce sentiment supposerait implicitement l'abnégation et le désintéressement de votre part, ce qui n'existe pas; je ne veux point non plus me montrer ingrat, parce que, tout en pensant à vos propres intérêts, vous avez involontairement servi les miens; c'est là, presque toujours, le point de départ des grands dévouements d'ici-bas; l'égoïsme a fait plus de Curtius qu'on ne le croit rendre un service est une locution impropre, que votre Académie finira par modifier; c'est prêter qu'il faudrait dire; car, en général, ceux qui se sacrifient pour les autres ressemblent beaucoup à l'Iphigénie d'Euripide qui, tout en marchant à l'autel, entrevoyait la biche que Diane devait lui substituer sous le couteau du sacrificateur.

Ceci est fort érudit, monsieur; mais je confesse que je ne vous comprends que juste assez pour regretter presque de m'être laissé aller aux entraînements de mon cœur.

A la bonne heure!... exclama le baron, dont nous connaissons maintenant le nom; voici qui devient plus vrai. Votre cœur! oui, c'est bien lui qui vous a fait bondir de ce petit coin obscur où s'étaient blotties vos rieuses espérances et au fond duquel vous bâtissiez tant de châteaux en l'avenir.

- Quoi ! monsieur... vous pensez ?... balbutia le jeune homme en rougissant.

- Rien de plus naturel. Quand vient la saison des amours, est-ce que les petits oiseaux ne choisissent

pas les buissons les plus ombreux pour y suspendre la mousse de leurs nids ?... Vous étiez si bien dans le vôtre, cher petit, qu'il n'est pas supposable que les seuls cheveux blancs du vieillard aient pu vous faire oublier les brunes tresses de la jeune fille qui gazouillait à votre oreille.

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Expliquez-vous, monsieur; car voici qui touche à une inqualifiable indiscrétion.

Volontiers, fit le baron en montant dans sa voiture, où il s'installa très-carrément; puis, tirant sa boîte d'or, dont il faisait un fréquent usage, il ajouta :

-La nuit est froide; voilà des étoiles qui, mieux que le thermomètre, nous crient que la température est bien au-dessous de zéro; si vous voulez m'en croire, vous m'imiterez : casez-vous dans ce coin confortablement rembourré, et, comme j'ai d'excellents chevaux, dix minutes suffiront pour vous mettre à votre porte, tout en causant de vos amours en fleur.

Le jeune homme fit entendre une exclamation qui accusait autant de curiosité que de colère; il sauta dans la voiture, et, avant qu'il eût eu le temps de s'asseoir, le petit vieillard criait au valet de pied qui fermait la portière :,

-Rue Neuve-des-Petits-Champs, 75.

Qui vous a dit mon adresse? s'écria le jeune

amoureux.

Mais celui qui m'a dit votre nom, monsieur Gaston de Chavrières.

Voilà qui est étrange! fit Gaston en se croisant les bras et en se tournant vers son compagnon comme pour chercher à retrouver dans les traits de son visage quelque souvenir oublié; mais l'obscurité était si profonde, qu'il ne vit qu'une seule chose dans la nuit cette chose brillait comme une étincelle ardente; était-ce l'œil ou la bague du boiteux? Toujours est-il que le jeune intrigué ne put interroger la figure noyée dans les ténèbres.

Le baron aspira avec bruit une vingtième prise de son tabac odorant; puis, expirant un long soupir de bien-être : Je vais, dit-il, vous raconter une histoire qui pourra vous intéresser; vous me direz votre opinion sur la vérité de mon récit; il sera très-court, je ne réclame donc point votre indulgence.... Il était une fois (comme dans les joyeux contes des fées) une gracieuse jeune fille de dix-sept printemps; je ne vous tracerai pas son portrait : on ne peint point les anges. Raphaël et Murillo ont cru l'avoir fait ; ils n'ont pas mieux réussi que votre peintre de fleurs Redouté, qui s'imagina, toute sa vie, avoir créé des roses, parce qu'il en reproduisait l'éclat, sans le parfum... Il y a deux attraits qui séduisent chez les jeunes filles: la beauté et la richesse. Quand ces deux piéges sont réunis, il y a double raison pour qu'on y soit pris; c'est une flamme chatoyante à laquelle peu de papillons se dispensent de venir plus ou moins se havir les

ailes... Deux de ces étourdis vinrent donc voltiger autour de ma jeune fille, à qui le destin avait donné la beauté du visage et la beauté du cœur, enchâssées comme deux diamants dans une monture de cinquante mille écus de rente. Tous deux, - c'est justice à leur rendre, n'adoraient pas, en elle, le même veau d'or: l'un était noble et riche; c'est vous dire qu'il avait sucé le lait de l'ambition, et qu'à ses yeux l'amour de ma séduisante héritière avait pris toutes les proportions d'un miroitant capital de trois millions placé à cinq pour cent. Vous vous récriez, mon jeune ami?... je le comprends, et cela prouve que votre cœur nourrit plus de délicatesse que de mathématiques: je vous tiens compte de votre indignation... L'autre pensait précisément comme vous: la déesse Fortune l'avait moins favorisé que son rival; mais ce qu'elle avait oublié de lui verser en espèces sonnantes, elle le lui avait largement compté en compensations mille fois plus précieuses son esprit, son cœur et son âme chantaient à l'unisson de ceux de la gracieuse enfant, et, comme il avait aussi la beauté, miroir qui reflète la beauté des autres, il ne vit en elle que ce qui était en lui; c'est-à-dire l'esprit, le cœur, l'âme, et ce front si pur où rayonnaient, ainsi qu'une triple couronne, la grâce, la candeur et l'intelligence. Les premières amours, heureux qui en est là!... - ressemblent aux premières fleurs de mai: elles ne paraissent point encore, qu'on les devine sous la naissante enveloppe de leurs tendres boutons; on en pres

-

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