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juste de ne pas mettre sur le même rang la femme mariée, qui, entraînée par la passion, oublie un instant ses devoirs, et cette autre femme qui, sans avoir les entraînements de son cœur pour excuser ses égarements, se plonge, sans honte ni pudeur, dans le bourbeux cloaque du vice.

Et je suis de votre avis, répliqua le baron; seulement, je blâme davantage la première; et, pour. vous prouver que j'ai raison, laissez-moi vous lire ce que mon journal de ce soir raconte au sujet d'une femme honnête.

Le Boiteux s'avança vers un bec de gaz, et, déployant sa feuille qu'il plaça dans l'angle lumineux du réverbère, il lut l'article suivant :

<< Il n'est bruit, en ce moment, dans le quartier Saint-Sulpice, que d'un événement mystérieux qui s'est produit dans des circonstances fort étranges... Il y a deux jours, une dame, jeune encore et dans une toilette fort élégante, se présente chez un charbonnier de la rue Servandoni. Occupé alors à soigner sa femme qui venait de le rendre père, celui-ci, sur l'appel de la dame, accourt à la boutique; elle lui demande un boisseau de charbon de 35 centimes... Lorsqu'il est mesuré, la dame présente un billet de 500 francs, annonçant n'avoir pas d'autre argent; le charbonnier déclare qu'il est seul et qu'il ne peut quitter sa femme; il préfère ou refuser la vente ou faire crédit. Qu'à cela ne tienne, dit la dame; je

vais attendre votre retour et je veillerai sur votre femme; soyez sans inquiétude.

» Rassuré par cette proposition, le charbonnier se net en route pour changer le billet... A peine est-il sorti qu'une autre femme, dans le costume d'une femme de chambre, portant un jeune enfant au maillot et richement enveloppé, arrive à son tour et entre dans la boutique... Puis après, la dame et la femme de chambre se retirent, cette dernière portant toujours un enfant; et, bientôt, elles disparaissent.

» Le charbounier accourt, tout haletant, portant un sac d'écus; mais, à son grand étonnement, il ne retrouve plus la dame au billet; il entre dans la chambre de sa femme, lui demande ce qu'est devenue la dame qui était là, il y a quelques minutes seulement; celle-ci répond qu'elle était assoupie et n'a vu personne. Il court au berceau de son enfant... Quelle n'est pas sa surprise lorsqu'il voit un nouveau-né entouré de langes garnis de dentelles, ayant deux billets de mille francs attachés à son bavolet!... Mais, quelle n'est pas sa douleur, lorsqu'il s'aperçoit que l'enfant est un mulâtre de la plus noire espèce! Pour un charbonnier, la couleur n'avait certes rien de bien effrayant; mais ce n'était pas son fils. Une substitution coupable avait eu lieu les 2,500 francs abandonnés au malheureux père ne peuvent le consoler. On se perd en conjectures pour expliquer cette mys térieuse aventure. Nous ne rapportons pas toutes les

suppositions auxquelles se livrent les commères du quartier. >>

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- C'est fort étrange, en effet, dit Gaston.

- Et c'est, de plus, horrible! répliqua Asmodée... Comprenez-vous tout ce que renferme de turpitudes et d'infamies ce seul fait de substitution? Une femme a évidemment trompé son mari... et pour qui? pour un nègre, pour son domestique très-vraisemblablement! Elle fait taire tous ses instincts de femme et de mère; elle abandonne le fruit de ses entrailles, y substitue et apporte dans la famille un étranger qui jouira des caresses paternelles, des prérogatives de sa fortune, de sa condition, et recueillera l'héritage comme fils parfaitement légitime. D'un autre côté, voici un pauvre ménage désolé, frappé au cœur, et que rien dans l'avenir ne peut consoler d'une perte mille fois plus cruelle que les pertes occasionnées par la mort; et tout cela, parce qu'une femme honnête a voulu cacher une faute dont la fille perdue se fût montrée très-fière; car, s'il est un sentiment qui se développe chez cette dernière, c'est celui de l'amour maternel; lorsqu'une de ces créatures déshéritées est admise au délicieux banquet de la maternité, il semble que Dieu permette que son cœur s'épure et que son front se relève ; dès lors, elle est soumise à une sorte de transfiguration qui la ramène aux primitives croyances de ses jours passés; mais, hélas! l'horrible nécessité

pousse et replonge bientôt ces malheureuses dans l'abîme d'où elles ne peuvent plus sortir... Mais aussi, avec quel soin elles se voilent aux yeux de leur enfant, et que de travail pour arriver à lui cacher la source du bien-être dont elles l'entourent! C'est ainsi que leur jeunesse est une honte, leur vieillesse un martyre et toute leur vie un perpétuel opprobre... Pour retraite, quand elles ne trouvent pas, ainsi que je vous l'ai dit, la terre humide d'un cachot ou le grabat d'un hospice, elles ont recours à l'aumône, et comme on la leur refuse toujours, comme on leur ferme toutes les portes, la police, un beau jour, les ramasse au coin d'une borne, et le seul asile qui leur soit tout grand ouvert, c'est la Morgue, suprême refuge de tout ce qui a vécu ou est mort sur la voie publique, sans laisser un nom qu'on puisse hautement prononcer.

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Mais, objecta Gaston, comment se fait-il que les gouvernements-protecteurs naturels de la moralelaissent subsister et fleurir une si hideuse démoralisation sociale?

- Par le même principe, mon enfant, qu'il autorise en certains cas la vente des poisons. Si la mortaux-rats était prohibée dans le commerce, on verrait en effet moins d'assassinats par l'arsenic; mais qui protégerait nos moissons et nos emmagasinages contre la voracité des milliers de rongeurs qui assiégent nos champs et nos greniers?... La société regorge d'une foule de rongeurs humains chez qui les privations d

célibat allument sans cesse le feu de nouvelles convoitises. Nous avons des moissons à défendre ce sont nos femmes, et nos filles, et nos sœurs; or, ces créatures que vous voyez là sont les soupapes par lesquelles se rejette le trop-plein des ébullitions passionnables; c'est la mort-aux-rats que la police répand sur le trottoir pour détruire l'excès des aspirations illicites ces femmes (si on peut leur donner ce nom sans blasphème) sont un poison salutaire, un exutoire social, un mal, hélas! nécessaire...

-Personne, en effet, n'est descendu plus bas dans l'ordre moral! s'écria Gaston.

- Il y a plus bas encore ! répondit le baron.

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