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des cœurs qu'on y rencontre ont été déjà fouillés et sont à peu près vides.

Ils venaient de pénétrer dans la salle jamais bal n'avait réuni autant de monde, autant de déguisements variés; deux cents musiciens, conduits par le fameux Musard, rugissaient des harmonies effrénées; la salle était comme une vaste chaudière où bouillonnait une foule furieuse de plaisir; les planches du parquet étaient brûlantes; les lustres tournoyaient avec la valse; de chaque loge flamboyante sortaient des têtes d'anges ou de démons aux longues boucles brunes ou aux larges bandeaux blonds; on criait, on s'appelait, chacun se tutoyait sans se connaître; les femmes étaient à tous les hommes, les hommes à toutes les femmes; c'était la république dans le plaisir... c'était mieux : c'était l'anarchie dans la volupté! On y voyait des Andalouses de la place Breda, des odalisques de la rue Pigalle, des Suissesses du quartier latin et des marquises du faubourg Saint-Denis; puis des bravi, des bandoleros, des contrabandistas, des Fra-Diavolo, des Turcs, des Chinois, des muletiers avec leurs vestes chamarrées de paillettes, avec leurs larges sombreros et leurs brillantes résilles; puis des bardes écossais, des débardeuses, des titis, des sauvages et des empereurs romains; tandis que, leste, gambadant, sémillant, sautillant, châtoyant et riant, s'élançait à travers les groupes le joyeux Figaro, guitare en sautoir, rasoir en poche et bons mots à la bouche; puis encore Arlequin, léger

comme un oiseau, vain comme un paon, sot comme un professeur de cinquième; puis encore Pierrot, le classique Pierrot, la figure enfarinée, mystifié par la vive Colombine... Colombine qui a mille qualités, mille vertus et mille adorateurs, tous gais, tous trompés, tous heureux; c'était une succession de plaisirs, un conflit de figures, une confusion de costumes qui faisaient courir de surprise en étonnement. Là, c'étaient des éclats de rire; ici, des conversations animées ou des chuchotements mystérieux, des confidences à haute voix, des détails sur une vie privée, des prédictions sur l'avenir, des coups d'œil sur le présent, des coups de langue sur le passé; le tout dit, jeté, lancé avec esprit et gaieté, et finissant toujours par l'inévitable péroraison : Je te connais, beau

masque!

Dans nul pays les jeunes femmes,
Le soir, lorsque l'on danse en rond,

N'ont plus de roses sur le front

Et n'ont dans le cœur plus de flammes;
Jamais, plus vifs et plus voilés,

Regards n'ont lui sous les mantilles !

Tout à coup, les deux cents voix de l'orchestre, cuivre, boyaux de chat et peau d'âne, éclatent comme un seul mugissement de tempête; c'est le signal du galop infernal: tous se précipitent, se heurtent; deux mille furieux et furieuses, poussant un cri sauvage, mêlent leurs cercles, enlacent leurs bras et croisent leurs cuisses de cerf; c'est une avalanche,

un ouragan; gare à qui s'arrête! le tourbillon l'entraîne et l'emporte dans son torrent de poussière; tout disparaît dans cette fumée humaine qui étend un voile propice sur les mille secrets de ces accouplements du hasard; des rires stridents, des soupirs qu'on ne prend pas la peine d'étouffer, des poses impossibles, des pas indescriptibles, une chorégraphie inconnue et des chutes incroyablement calculées signalent cette ronde étrange, où gorges et cheveux sont au vent, et vertu on ne sait où... c'est du Shakspeare vivant :

Heing-ho! sing, heigh-ho!.

Most friendschip is feigning; most loving mere folly!

La vue de cette foule, ivre de bruit, de vin et de plaisir, finit par donner le vertige à Gaston quí, cramponné au bras d'Asmodée, avait bien du mal à ne pas se jeter, tête baissée, dans le torrent tentateur; celui-ci le comprit, et, comme avait fait Mentor dans l'île de Calypso, il arracha le nouveau Télémaque aux mille Eucharis dont les ardentes prunelles commençaient à incendier plus que son vaisseau. Le baron l'entraîna vers le foyer, sorte de rade à l'abri de la tempête, et au pied de laquelle venaient se briser les vagues et les rugissements de cet océan furieux, lave parfumée d'un Vésuve vivant.

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- O jeunesse ! jeunesse! s'écria Gaston, lorsqu'il

eut monté les marches du foyer, voilà bien de tes coups! Et qu'après tout, ces jeunes enfants du plaisir font bien de cueillir les roses de leur printemps avant qu'arrive la chute des feuilles de leur automne !

- Que parlez-vous de fleurs et de mois de mai?... répondit le vieillard : la plupart de ceux que vous voyez sont de vieux arbres chargés de fruits. Les hommes sont un peu comme les pommiers de Normandie, qui ne jettent leur cidre qu'en octobre, et ces masques joyeux recouvrent plus d'une tête chauve et plus d'un visage quadragénaire. lci, l'homme grave, se dépouillant de sa gravité, comme on fait de son frac du matin, vient oublier, toute une nuit, qu'il va avoir cinquante ans, qu'il est père de deux filles à marier et d'un grand garçon qui va être avocat, et qui se trouve peut-être en concurrence avec lui auprès de cette frétillante pierrette. Le Parisien n'est pas de la même nature que le provincial : dans les chefs-lieux de département, l'homme qui a dépassé trente-cinq ans se croit et est cru forcé de mettre l'habit noir, la cravate blanche, et de parler politique en faisant le whist; ici, mon cher, c'est à quarante ans que l'homme commence à se sentir des ailes et à éprouver le besoin de voltiger; il n'y a que les pensionnaires en vacances et les vieilles douairières en retraite qui rougissent et soupirent à l'aspect d'une naissante moustache; mais la femme, la vraie femme, ce que j'appelle une femme désirable,

celle qui navigue entre trente et quarante printemps, car l'automne n'arrive jamais pour certaines fleurs, oh! celles-là ne font pas la sottise de mépriser un fruit qui n'est jamais plus savoureux que lorsqu'il est mûr; à quarante ans, l'homme de Paris commence à vivre et à sentir, il est jeune homme; son tailleur lui donne la grâce, son culottier lui prête des formes, et son coiffeur, aidé de son dentiste, se charge, pour lui,

De réparer des ans l'irréparable outrage.

C'est à quarante ans que l'homme aime, s'attache et fait des folies. Jusque-là, il proteste de son amour: maintenant: il le prouve; jusque-là, il a payé en serments et en sourires, maintenant, il solde en espèces sonnantes et ayant cours. A vingt ans, on donne sa vie pour celle qu'on aime; à quarante, on lui donne sa fortune et parfois son honneur; et ce sont de ces sacrifices qui rendent toujours favorable la divinité dont on encense l'autel, pour en devenir le grand prêtre... Et puis, ajoutez qu'au jeune âge, on se met aux genoux de l'idole et qu'on y reste; plus tard, on se relève assez vite, pour n'être pas accusé de s'amuser aux bagatelles du rez-de-chaussée. La femme, en matière d'occupation, est comme les propriétaires de maisons, qui n'estiment que les locataires du premier... Le premier, c'est le cœur, si vous voulez, et ce n'est pas en restant aux pieds de la beauté qu'on y grimpe.

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