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-Dites plutôt heureux père et plus heureuse mère, reprit le baron, car ils ignoreront toujours ce que fut leur fille.

- Mais ils savent sa mort!... répondit le jeune homme.

C'est vrai, lui murmura le vieillard, mais ils ne savent pas sa vie.

Un homme du peuple qui s'était associé aux nobles efforts des pompiers, parut en ce moment et remit à l'officier de police un sac intact qui contenait de l'or; on constata qu'il renfermait une somme de quatre mille francs. On félicitait hautement cet homme dont on vantait la probité; Gaston luimême exprimait son admiration. Le baron s'indignait au contraire des éloges qu'on donnait à une action si simple.

- Pour moi, disait-il, je n'ai jamais compris qu'on ne trouvât pas tout naturel de rendre ce qui ne nous appartient pas à celui à qui cela appartient. Quoi! votre pied heurte, en passant, un sac contenant peutêtre toute la fortune d'un père de famille, et vous hésiterez à ne pas la lui voler!... Il faut avoir une bien mauvaise opinion de l'humanité pour en être réduit à accorder son admiration à celui qui ne fait que très-strictement son devoir; car enfin, cet homme se trouve placé entre deux actions qui n'ont pas d'intermédiaire: ou il gardera le sac, et alors c'est un voleur, ou il le restituera, et en ceci il n'accomplit qu'un acte tout ordinaire de la vie sociale. Dans le premier

cas, la police et la gendarmerie sont là, et, dans le second, il n'a pas plus mérité que tout individu qui, vous rencontrant la nuit sur le pont Neuf ou dans la solitude des Champs-Élysées, passe son chemin sans vous demander la bourse ou la vie. Voyez dans l'armée, à qui donne-t-on la croix d'honneur ? à celui qui a fait plus que son devoir, et non à l'homme qui s'est tout uniment conduit en bon soldat; et dans le monde lui-même, est-ce qu'on accorde des éloges exceptionnels à la femme qui conserve à son mari la fidélité promise? non pas!... Admirez Mme de la Valette risquant sa vie et sa liberté pour sauver son époux; admirez Éponine partageant volontairement, pendant dix ans, l'horrible séquestration de Sabinus; je le veux bien, parce que, dans leur dévouement, il y a quelque chose qui s'élève au-dessus des prescriptions du simple devoir; mais, donner l'auguste nom de vertu ou d'héroïsme à des actes qui ne sont que le régulier accomplissement des préceptes de la loi sociale et de la loi naturelle, c'est dégrader le cœur, l'âme et l'esprit humains; c'est supposer hautement qu'il y a mérite à ne pas faire le mal... Tous les jours on lit dans les journaux: « Une montre a » été trouvée par un tel, qui n'a pas hésité à la rap» porter à son propriétaire; honneur à ce vertueux >> citoyen, dont nous nous estimons heureux de pou» voir publier la belle action!... » Quant à moi, je vous déclare que je poursuivrais en diffamation le journaliste qui me ferait une telle insulte. Et que

dira la postérité qui lira de telles notes historiques? Évidemment elle pensera que, du temps des aïeux, l'équité, l'honneur et la probité étaient choses si rares, que les feuilles publiques saisissaient avec empressement la précieuse occasion de les constater... Tenez, continua le baron en montrant un personnage vêtu d'un habit bleu à collet rouge, voici un homme qui, tous les jours, à ce compte, pratique sur une immense échelle la vertu, la probité et le désintéressement. La confiance générale dépose sans crainte, entre ses mains, non-seulement les innombrables valeurs qui sont la représentation de la fortune publique et privée, mais elle laisse à sa libre disposition la connaissance des secrets les plus intimes, et parfois les plus dangereux. Il ne tiendrait qu'à lui, si j'en crois l'opinion de ces louangeurs généreux, de s'approprier tout ce que la société a de plus précieux, et pourtant nul ne songe à vanter sa discrétion et sa vertu, et l'on a raison : il ne fait que son devoir... De plus, cet homme que vous voyez là est un de ces intrépides voyageurs que rien n'arrête la pluie, le vent, la grêle et le tonnerre, le chaud et le froid, la neige ou l'orage, il brave tout. Chaque jour, il affronte et défie les éléments; l'émeute ni les révolutions ne suspendent sa marche, ou, si elles la retardent parfois, ce n'est que pour quelques instants, et bientôt il reprend, avec plus d'ardeur, le cours de ses pérégrinations. A l'heure qu'il est, il a fait, à peu près, quatre fois

le tour du monde, et n'en est pas plus disposé à

se reposer.

Quatre fois le tour du monde! s'écria Gaston, c'est inouï!... Que de choses cet homme exceptionnel a dû voir et observer! que de peuples, que de pays, que de mœurs il a dû étudier!

Habituez-vous donc, jeune enthousiaste, interrompit le baron, à ne jamais juger les choses et surtout les hommes sur le simple énoncé d'un fait, sans l'avoir approfondi... Cette sorte de Juif errant qui jamais ne s'arrête, ce pérégrinateur constant qui a fait plus de chemin, à lui seul, que n'en ont parcouru Rubinquis, Marco-Paulo, Dumont d'Urville, la Peyrouse, Cook, Bruck et Solander; ce voyageur n'a jamais rien vu, rien observé, rien étudié, attendu que sa course a commencé, tous les matins, à la rue JeanJacques Rousseau, et a fini, chaque soir, à son point de départ; c'est tout prosaïquement un facteur de la Poste aux lettres.

Eh quoi! vous prétendez qu'il a fait quatre fois le tour du monde !... Comment expliquer cela?

- Par la plus simple multiplication le facteur, pour l'exercice de ses fonctions, parcourt, chaque jour, 5 lieues : soit 150 par mois, 1,800 par an... Or, il y a 20 ans que ce paisible citoyen fait cet honnête métier; multipliez 1,800 par 20, vous aurez un total de trente-six mille, ni plus ni moins.

C'est incroyable, fit Gaston; et pourtant c'est

vrai!...

Eh! mon cher, que serait-ce donc, si, au lieu d'un tranquille facteur, vous preniez, pour base, un conducteur de train de chemin de fer? celui qui, par exemple, allant de Paris à la frontière belge, part tous les jours de l'embarcadère du Nord pour Quiévrain, et revient coucher à Paris, faisant ainsi un trajet quotidien de 100 lieues !... soit 36,000 lieues par an, juste ce que notre facteur a mis 20 ans à par-courir... Quand, au bout de sa carrière, le conducteur aura exercé pendant une trentaine d'années, terme de sa retraite... calculez...

Il aura parcouru 1 million plus 80,000 lieues! s'écria Gaston.

-Eh bien, qu'il persévère, riposta le baron en riant, et il finira par arriver au soleil ou à Mercure... Et vous voyez bien qu'en y regardant de près, les actions humaines qui paraissent les plus extraordinaires sont, dans le fond, excessivement simples: à première vue, cet homme, ayant fait l'équivalent de quatre ou cinq tours du monde, vous a paru quelque chose de parfaitement remarquable. Il en est de même de la vertu qui, vue au microscope, perd beaucoup de ses droits à l'admiration; faire cinq lieues par jour, trouver une montre ou un sac d'argent sont des faits fort naturels; mais trente-six mille lieues par an et le trésor rendu, voilà où commence le miracle; c'est une affaire de multiplication dans le

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