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héros. C'était un assemblage de têtes ébouriffées, de figures incroyablement bêtes, d'yeux boursouflés par le sommeil, de bouches bâillant comme des fours, de nez rougis par l'air apoplectique de l'alcôve, et tout cela se montrant, se penchant, se tordant aux appuis, aux balcons, aux corniches, au premier comme à la mansarde, au rez-de-chaussée comme au grenier c'était une scène digne du pinceau de Hogarth et du burin de Callot! Rendons justice à l'espèce humaine si Dieu la fit à son image, c'est preuve de grande modestie de la part de sa toute-puissance. Les naturalistes ont classé l'homme au premier rang de l'échelle animale, juste à un degré au-dessus du chimpanzé et de l'orang-outang; ils n'ont pas cru le flatter; les poetes l'ont surnommé le roi de la création; c'est une adulation comme on en adresse à tous les monarques. J'aime mieux la manière sèche des philosophes indiens, qui l'ont défini : « un animal bipède et bimane, sans plumes, et le seul des carnivores qui détruise son semblable. »

Ces observations, légèrement teintées de misanthropie, étaient, on le comprend, faites par le Boiteux, qui, tout bon diable qu'il paraissait être, n'en affectait pas moins un certain dédain pour l'espèce humaine était-ce prédisposition naturelle ou conséquence forcée des enseignements de l'expérience?... nous ne le connaissons pas encore assez pour nous prononcer sur ce point.

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Toujours est-il que le baron ne pouvait laisser

échapper une aussi favorable occasion d'exercer son esprit observateur et qu'il s'empressa de crayonner, au passage, toutes les figures qui venaient si complaisamment poser sous ses yeux.

Remarquez, disait-il à son jeune compagnon, ce couple assez disparate qui se montre à la fenêtre du premier étage: le mari a passé la quarantaine; il est louche, bègue et jaloux; c'est vous dire que sa jeune femme, qui compte à peine vingt-quatre printemps, qui possède des yeux bleus, une chevelure blonde et un sous-lieutenant de housards, qu'elle n'ose rencontrer que par hasard et à la dérobée, ne se regarde pas positivement comme la personnification du bonheur idéal.

- Cela se voit, dit Gaston, elle paraît fort triste. Je crois bien! fit Asmodée. Quand le bruit l'a réveillée, elle rêvait que, par une belle nuit étoilée, elle glissait dans une gondole vénitienne sur les lagunes de l'Adriatique, en compagnie de son gentil housard. Le ciel était azuré, tiède était le zéphyr, et leurs deux cœurs brûlaient. Ils étaient seuls sous cette immense voie lactée qui se balance comme un voile d'argent sur la tête des amants; les douces brises de la nuit murmuraient mille vagues mélodies, où l'oreille entend toujours chanter la voix aimée, où l'âme puise sans cesse de tendres élancements..., quand, tout à coup, un cri fit évanouir tout ce beau songe et qu'elle se retrouva prosaïquement étendue dans une position parallèle à cet horrible chimpanzé

que lui infligea M. le maire de son arrondissement;

sa tristesse est fort légitime dans son illégitimité.

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Mais le mari, au contraire, paraît fort gai, remarqua Gaston.

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- Jugez-en !... Il rêvait que son oncle, octogénaire, valétudinaire et millionnaire, venait de mourir d'une goutte remontée; il calculait que cette perte douloureuse lui jetait à la tête cinquante mille francs de rente, et il était occupé à pleurer le pauvre défunt quand on l'a réveillé ; s'il rit de si bon cœur en ce moment, c'est en pensant qu'il a été assez maître de sa joie pour la faire éclater en sanglots... Cet autre, à la fenêtre à côté, qui se frotte les mains d'un air si joyeux, et le directeur d'une compagnie d'assurances qui se réjouit doublement de ce que la maison qui brûle n'est pas inscrite sur les registres de son administration, et surtout parce que la compagnie rivale qui l'a assurée va avoir à payer les frais de l'incendie... Ce troisième, qui rit vis-à-vis, est enchanté d'un accident qui, pendant six mois, va faire disparaître ce pignon qui l'empêchait de jouir de la vue lointaine de la colonne Vendôme... Son voisin se désespère, parce qu'une fois ce pignon tombé, les vents d'ouest viendront sans obstacle ravager les cinq ou six pots de giroflée qu'il cultive avec amour sur l'appui de sa fenêtre... Ce jeune célibataire, dont le nez projette une ombre gigantesque sur la muraille, est un mélomane qui cultive la clarinette; il en canarde jour et nuit, et il voit brûler

avec un certain contentement une maison où il y a douze pianos, quatre cornets à pistons et deux flageolets. Comme Thémistocle, les trophées de ces dix-huit Miltiades l'empêchaient de dormir... Cette jeune blonde, qui rajuste son peignoir en s'efforçant de rougir, éprouve plus de joie que de tristesse en se disant que, dorénavant, cette jolie brune qui perchait au troisième étage de l'hôtel incendié ne prendra plus pour ses beaux yeux la moitié des regards et des baisers que M. Arthur lui envoie, vingt fois par jour, de la maison voisine... Cette beauté de quarante ans, qui se drape imparfaitement dans son cachemire, en se donnant des poses de Minerve et des airs de Vénus pudique, se dit tout bas qu'il n'est pas mal que le bon Dieu brûle de temps en temps les mobiliers qui ont la prétention d'éclipser le sien; les rideaux de damas et stores de guipure de son visà-vis lui ont causé tant de migraines!... Cet autre, qui bâille en souriant et sourit en bâillant, se félicite de trouver là, sous ses yeux et sans dérangement, un spectacle qui jette une certaine variété dans la mononie de son existence unicorde... Tout à côté est un peintre qui se dépêche de préparer sa palette, car il n'aura jamais une plus favorable occasion pour jeter sur la toile les palpitantes couleurs d'un incendie pris sur le fait. Pour lui, cette maison qui brûle et tous ces malheureux qui hurlent de désespoir, sont tout bonnement une chose, un modèle qui posent... A la fenêtre contigué, ce môssieur coiffé d'un ma

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