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sités qui se sont peu à peu insinuées dans les mille replis de nos habitudes; d'abord timides et rampantes velléités, puis tyranniques et irrésistibles indispensabilités, au joug desquelles l'homme, faible esclave qu'il est, finit par se courber invinciblement.

Au premier rang de ces despotiques aberrations, le psychologiste placera nécessairement LE JEU, qui naquit sous prétexte de distraction, grandit sous forme de goût, s'accrut sous le nom spécieux de mode, et éclata bientôt sous les funestes et horribles apparences de la passion la plus effrénée... Chez les anciens, je puis vous en parler, c'était une noble et grande institution que celle des jeux!... A Rome comme à Sparte, à Carthage comme à Athènes, chaque victoire de la patrie était célébrée par ses enfants; et les jeux Olympiques et les luttes guerrières devenaient, pendant les jours de la paix, une fidèle représentation des beaux faits de la bataille, une salutaire prémunition contre les délices et les mollesses du repos : le ceste, le pugilat, l'athlétie, les joutes nautiques, les stratégies simulées formaient autant d'écoles utiles où la jeunesse, espoir de la République, venait puiser les hautes leçons de l'expérience et de la bravoure... Aussi, qu'il y a loin du chétif et pâle dandy de nos jours, au vigoureux et fier enfant de la Grèce et de la Rome antiques!... Chez eux, on jouait avec le glaive, avec la lance ou le javelot, belliqueuses réminiscences de gloire et de

combat. Chez nous, le jeu national, celui qui distrait de tout travail comme de toute oisiveté, c'est (et il y a de quoi être honteux de son titre d'homme moderne), c'est un jeu qui fut inventé pour amuser un insensé dont le règne stupide n'est connu que par l'invention des cartes, et les débauches de sa femme et de sa cour!... Pauvre Charles VI! pauvre roi!... Lui, du moins, il était fou et c'est une excuse aux yeux de notre siècle... qui se pique de ne pas l'être.

Aujourd'hui, quand vous entrez dans un salon, à peine la voix du valet vous a-t-elle annoncé, que votre premier pas est arrêté par une jolie main bien gantée qui vous présente, gracieusement développées en éventail bicolore, quatre ou cinq cartes, dont vous êtes forcé, sous peine de manquer d'usage, de tirer celle qui va vous assigner votre place en prison... je veux dire au tapis vert. Pour la bouillotte! pour le whist! pour le boston! pour le reversi, le piquet, l'écarté, pour... que sais-je?... Tels sont les jolis mots par lesquels répond à votre salutation la séduisante sirène qui préside à la fête; puis, sans qu'on vous ait laissé le temps de chauffer le bout de votre botte, vous vous êtes senti entraîné, poussé, jeté vers une table ronde, ovale ou carrée, solitairement encastrée dans un angle du salon, et où trois combattants, ornés de lunettes bleues ou vertes, vous attendent, cartes en main, argent sur table : — Messieurs, dit doucereusement la maîtresse du lieu à ce quatuor de rivaux prêts à se couper... la bourse

(j'allais dire la gorge), je vous recommande la modération : vous savez... je n'aime pas qu'on joue gros jeu chez moi; ainsi, la cave sera de cinq francs, pas plus...

A peine a-t-elle le dos tourné, que le premier passe, le second ouvre, le troisième tient, fait son tout et décave les téméraires provocateurs qui, tout en maudissant le perfide brelan, se recavent de cinq cents francs; car on ne peut empêcher celui qui perd de martingaler pour récupérer ses mises: il a une demiheure pour rentrer dans ses fonds... ou pour perdre dix ou quinze mille francs. Il ne faut, pour cette magnifique opération, qu'une bonne veine de brelans de rois, voire de neuf!...

Ceci, mon cher ami, me rappelle un fait assez plaisant, interrompit le baron en secouant la cendre de son cigare... C'était à Bordeaux; les négociants de cette ville jouaient alors entre eux un jeu énorme. A un dîner chez l'un de ces messieurs, quatre commencèrent, avant de se mettre à table, un brelan fort cher le dîner interrompit la partie, qui fut reprise immédiatement après... On donne les cartes : tous tiennent; celui à qui c'était de parler fait son tout: on tient; le second demande si l'on peut jouer de la poche? on y consent: il remet deux cents louis devant lui et les fait : ils sont tenus par tous les adversaires; le troisième demande si l'on peut jouer sur parole? On y consent encore: il fait cinquante mille francs... Tenu!... l'autre en fait deux cent mille...

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Tenu! le dernier fait un bâtiment qui lui arrivait des Iles, évalué six cent mille francs... Tenu par tous!!... Un autre renchérit encore: bref, les quatre joueurs sont engagés chacun de DEUX MILLIONS à une partie, où le plus fort cavé avait primitivement cinquante louis devant lui!... Il faut en finir les jeux s'abattent... et montrent douze as sur table!... un treizième retournait ainsi tous avaient brelan carré !!..... Et voici comment: la maîtresse de la maison avait fait arranger, pendant le dîner, un jeu de vingt-huit as. Comme les joueurs ont l'habitude de ne regarder tout entière que la première carte et de se contenter de voir la pointe des autres pour connaître leur jeu, ces messieurs ne s'étaient pas aperçus qu'ils avaient des as pareils... Leur étonnement et leur confusion furent extrêmes, et leurs femmes eurent ce soir-là, en rentrant à la chambre à coucher, quelque droit de parler à leurs maris sur un autre ton que celui indiqué par l'article 213 du Code civil.

Mais une telle passion est absurde! s'écria Gaston.

- Le lansquenet est beaucoup plus joli encore, dit le baron... Figurez-vous cinquante individus jouant tout ce qu'ils possèdent, et parfois ce qu'ils ne possèdent pas, sur un simple arrêt du hasard; c'est absolument la même chose que si on risquait sa fortune à pile ou face.

-Je comprends, interrompit Gaston, je comprends jusqu'à un certain point les jeux où l'esprit

exerce quelques-unes de ses combinaisons; ainsi le whist et l'écarté, à la rigueur...

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Oh! l'écarté! exclama le petit vieillard; tenez, mon cher, je ne sais pas si, malgré mon horreur des cartes, je ne lui préfère pas la bouillotte... Vous voici à la table; c'est à vous de prendre les cartes'; votre adversaire est un gaillard qui, depuis trois quarts d'heure, a déjà chassé quinze rivaux; il passe toute une soirée, c'est son habitude, il le proclame et il en paraît très-fier... A vous à le détrôner, car il y a quinze cents francs sur le tapis... Vous en tenez mille; le reste est fait par une dizaine de parieurs qui, moyennant cinquante francs, ont acheté le droit de vous conseiller, de vous accuser, de vous maudire et, ma foi, de vous insulter... Vous avez beau objecter vos mille francs qui vous donnent le titre de principal actionnaire... Bah! dans ce siècle progressif des associations, tout bailleur de fonds (son apport ne fûtil que de cinq centimes) a voix délibérative aux assemblées : Monsieur!... jouez de là? Non pas!... d'ici? Comment ?... Du tout, du tout! partez du milieu? - Non! de la gauche ? - Gardezvous en bien! de la droite ? Holà! s'écrie un quatrième, attaquez dans la couleur ? C'est absurde! riposte un autre; c'est vouloir perdre ! — On croirait, murmure un plus furieux, que monsieur s'entend avec notre adversaire?...

Et l'on finit parfois par se jeter les cartes à la figure. Aussi, mon jeune ami, j'ai toujours rendu grâces à

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