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créé la littérature scientifique ; il a presque créé la littérature historique. Montesquieu n'est pas seulement un homme de l'école de 1715, et même il n'en a pas été longtemps; et il a fondé une école luimême. Voltaire a fait trop de tragédies; mais il a essayé un Essai sur les mœurs, et, trop incapable d'impartialité pour y réussir, il a du moins, à qui aura plus de sang-froid, montré le vrai chemin. Buffon enfin a fait entrer une si belle littérature dans la science, qu'il a fait entrer la science dans la littérature, et que, désormais, il est comme interdit d'être un grand naturaliste sans savoir exposer avec clarté, gravité et belle ordonnance. Ces agrandissements du domaine littéraire sont les vraies conquêtes du xviie siècle. Par elles il est grand encore, et attirera les regards de l'humanité.'

On remarquera peut-être avec malice que les conquêtes du xvi siècle se sont renversées contre lui, que les sciences qu'il a créées se sont retournées contre les idées qui lui étaient chères.

Le xvII® siècle a créé, ou plutôt restitué la science politique; et la science politique est peu à peu arrivée à cette conclusion que la politique est une science d'observation, ne se construit nullement par abstractions et par syllogismes, et, tout compte fait, n'est pas autre chose que la philosophie de l'histoire, ou mieux encore une sorte de pathologie historique; conception modeste et réaliste, qui,

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pour avoir été celle de Montesquieu, n'a nullement été celle du xvIII° siècle en général, et tant s'en faut. Le xvir siècle a créé, ou dirigé dans ses véritables voies, l'histoire civile; et l'histoire civile, constituée, fortifiée, enrichie, et, semble-t-il, presque achevée par notre âge, condamne presque complètement l'œuvre et l'esprit du xvII° siècle, enseigne qu'au contraire de ce qu'il a cru, la tradition est aussi essentielle à la vie d'un peuple que la racine à l'arbre, estime qu'un peuple qui, pour se développer, se déracine, d'abord ne peut pas y réussir, ensuite pour peu qu'il y tâche, se fatigue et risque de se ruiner par ce seul effort; qu'enfin les développements d'une nation ne peuvent s'accomplir que par mouvements continus et insensibles, et que le progrès n'est qu'une accumulation et comme une stratification de petits progrès.

Le xvin siècle a créé, ou admirablement lancé en avant les sciences naturelles; et les sciences naturelles ont des opinions très différentes de celles du xvin siècle. Elles ne croient ni au contrat social, ni à l'égalité parmi les hommes. Par les théories de l'hérédité et de la sélection elles rétablissent comme vérités scientifiques les préjugés de la << race » et de « l'aristocratie ». Elles sont assez patriciennes, et un peu contre-révolutionnaires Mais il n'importe. C'est la destinée des hommes. de commencer des œuvres dont ils ne peuvent

mesurer ni les proportions, ni les suites, ni les retours; et ce que nous créons, par cela seul qu'il garde notre nom, sinon notre esprit, dût-il tourner un peu à notre confusion, reste encore à notre gloire. Celle du xvш siècle, encore que faible par certains côtés, demeure grande, et nous est chère. Que ce n'ait été ni un siècle poétique, ni un siècle philosophique, il nous le faut confesser; mais c'est un siècle initiateur en choses de sciences, et l'annonce et la promesse, déjà très brillante, de l'âge scientifique le plus grand et le plus fécond qu'ait encore vu l'humanité.

Forcé de l'étudier surtout au point de vue littéraire, j'étais en mauvaise situation pour bien servir ses intérêts. Je l'ai considéré avec application, et retracé avec sincérité, sans plus de rigueur, je crois, que de complaisance.

J'avertis, comme toujours, les jeunes gens qu'ils doivent lire les auteurs plutôt que les critiques, et ne voir dans les critiques que des guides, des indicateurs, pour ainsi parler, des différents points de vue où l'on peut se placer en lisant les textes. ! Les auteurs du xvm siècle ayant presque tous beaucoup écrit, j'ai indiqué, suffisamment, je crois, pour chacun d'eux, les œuvres essentielles, qui permettent à la rigueur de laisser les autres, mais qu'il faut qu'un homme d'instruction moyenne ait lues de ses yeux.

On consultera aussi, avec fruit, et sans doute avec plus d'intérêt que le mien, les ouvrages de critique qu'il est de mon devoir de mentionner ici. C'est d'abord le livre de Villemain, encore très bon, très nourri et très judicieux, et plein d'aperçus sur les littératures étrangères, très utiles à l'intelligence de la nôtre. C'est ensuite le cours sur la Littérature française au xvi° siècle, du sagace, profond et si pur Vinet. C'est encore le Diderot du regretté Edmond Scherer; le Marivaux si complet et si agréable en même temps de M. Larroumet; l'admirable Montesquieu de M. Albert Sorel; sans préjudice du bon livre, plus scolaire, de M. Edgar Zévort sur le même sujet; les différents articles de M. Ferdinand Brunetière, et particulièrement ses Le Sage, Marivaux, Prévost, Voltaire et Rousseau, dans le volume intitulé Etudes critiques sur l'histoire de la littérature française (troisième série). — J'ai profité de ces maîtres, dont je suis fier que quelques-uns soient mes amis. Je ne souhaiterais qu'être digne d'eux. Janvier 1890.

E. F.

DIX-HUITIÈME SIÈCLE

PIERRE BAYLE

I

BAYLE NOVATEUR

Il est convenu que le Dictionnaire de Bayle est la Bible du xvin siècle, que Pierre Bayle est le capitaine d'avant-garde des philosophes, et cela, encore que généralement admis, n'est pas trop faux; cela est même vrai; seulement il faut savoir que jamais éclaireur n'a moins ressemblé à ceux de son armée, et que, s'il les eût connus, il n'est personne au monde, non pas même les jésuites et les dragons de Villars, qu'il eût, j'en suis sûr, plus cordialement détesté que

ses successeurs.

Au premier regard il parait bien l'un d'eux, très exactement. On feuillette, et voici les principaux traits distinctifs du XVIIIe siècle, tant littéraire que philosophique et religieux », qui apparaissent. Bayle est « moderne ", admire froidement Homère, le trouve souvent un peu « bas », et, du reste, est aussi fermé à la DIX-HUIT. SIÈCLE.

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