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font les plus grands d'entre eux. Cette première école, malgré un bon roman de mauvaises mœurs, deux ou trois jolies comédies et un brillant pamphlet, sent singulièrement l'impuissance, et n'est pas la promesse d'un grand siècle.

Le siècle tourna, brusquement, fit volte-face, non pas tout entier, nous le verrons, mais en majorité, sous l'impulsion vigoureuse et multipliée de Voltaire. Celui-ci n'était pas nováteur le moins du monde. Conservateur en toutes choses, et seulement forcé, pour les intérêts de sa gloire, à feindre et à imiter une foule d'audaces qui n'étaient nullement .conformes à son goût intime, dans le domaine purement littéraire il était libre d'être conservateur décidé et obstiné, et il le fut de tout son cœur. Il ramena vivement à la tradition ses contemporains qui s'en détachaient. Il prêcha Boileau et crut continuer Racine. Il fut franchement traditionnel, et beaucoup le furent à sa suite. Mais c'était là la tradition prise par son petit côté. Ce que, surtout au théâtre, l'école de Voltaire nous donna, ce fut une <<< imitation des « modèles » du xvn° siècle. Pour être dans la grande tradition et dans le vrai esprit classique, il ne s'agissait pas de les imiter, il s'agissait de faire comme eux; il s'agissait de comprendre l'antique et de s'en inspirer librement; et au lieu de remonter à la première source, imiter ceux qui déjà empruntent, c'est risquer de faire des

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imitations d'imitations. La tradition telle que l'a comprise le xvin siècle est une sorte de conservation des procédés, et c'est pour cela que, plus qu'ailleurs, ce fut alors un métier de faire une tragédie ou une comédie. Une tragédie coulée dans le moule de Racine, ou une comédie développée sur un portrait de La Bruyère comme un devoir d'écolier sur une matière, voilà bien souvent le grand art du xviiie siècle. Elles viennent de là la sensation de vide et l'impression de profonde lassitude que laissèrent dans les esprits, vers 1810, les derniers survivants de cette sorte d'atelier littéraire. Le grand art du XVIIIe siècle est une manière de mandarinat très lettré, très circonspect, très digne, et très impuissant.

Le petit vaut mieux. L'école de 1715, nonobstant Voltaire, avait laissé quelque chose derrière elle. Les précieux s'étaient évanouis, ou atténués ou transformés en faiseurs de madrigaux et en poètes du Mercure; mais les réalistes étaient restés. Partis d'assez bas, ils ne s'élevèrent jamais, et même au contraire; mais ils furent intéressants; ils contèrent bien leurs vulgaires histoires, quelquefois vilaines, ils créèrent toute une école de romanciers et de novellistes intelligents, vifs de style, piquants, parfois même, quoique trop peu, observateurs, parfois même et, comme par hasard, donnant un petit livre où il y a du génie. De Le Sage à Laclos c'est

toute une série, dont il faut bien savoir que le roman français moderne a fini par sortir. Seulement ce n'est encore ici qu'une sorte d'essai et une pro

messe.

Deux choses, non pas toujours, mais trop souvent, manquent à ces romanciers, le goût du réel et l'émotion. Ces romanciers réalistes sont des romanciers qui ne sont pas touchants et des réalistes qui ne sont pas réalistes. Ils n'ont pas le don d'attendrir et de s'attendrir. Une certaine sécheresse, ou, plus désobligeante encore, une sensibilité fausse, et d'effort et de commande, est répandue dans toutes leurs œuvres, jusqu'à ce que Rousseau retrouve, mais seulement pour lui, les sources de la vraie et profonde sensibilité. — Et ils ne sont pas assez réalistes, j'entends, non point qu'ils ne peignent pas d'assez basses mœurs, ce n'est point un reproche à leur faire, mais qu'ils observent vraiment trop peu, et trop superficiellement le monde qui les entoure. Ils ne sont pas assez de leur pays pour cela. Cette littérature, celle-là même, et non plus la haute et prétentieuse, n'est pas nationale. Ni chrétien ni français, c'est le caractère général; ceux-là ne sont pas plus français que les autres, et, précisément, si l'école de 1715, dont ils dérivent, si cette école novatrice, n'a pas été plus féconde, c'est que si l'on repoussait la tradition classique comme insuffisamment autochtone, c'était

une littérature nationale, curieuse de nos mœurs vraies, de nos sentiments particuliers, de notre tour d'esprit spécial, de notre façon d'être nous, qu'au moins il fallait essayer de créer; et c'est à quoi l'on n'a pas songé.

Une philosophie peu profonde, et, aussi, insuffisamment sincère ; un « grand art » sans inspiration et qui n'est souvent qu'une contrefaçon ingénieuse; une « littérature secondaire » habile, agréable et de peu de fond, aucune poésie, voilà soixante années, environ, de ce siècle.

Vers la fin un souffle passa, qui jeta les semences d'une nouvelle vie.

Un homme doué d'imagination et de sensibilité se rencontra, c'est-à-dire un poète. Rousseau émut son siècle. Par delà la Révolution la secousse qu'il avait donnée aux âmes devait se prolonger. Un autre, de sensibilité beaucoup moindre, et peutêtre peu éloignée d'être nulle, mais de grandes vues, de haut regard, et d'imagination magnifique, déroula le grand spectacle des beautés naturelles, et écrivit l'histoire du monde. Non seulement dans la science, mais dans l'art, sa trace est restée profonde:

Un troisième, beaucoup moins grand, traversé du reste trop tôt par la mort, s'avisa d'être un vrai classique parmi les pseudo-classiques qui l'entouraient, retrouva les vrais anciens et la vraie beauté

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antique, et donna au xvш° siècle, ce que, sans lui, il n'aurait pas, un poète écrivant en vers.

Enfin, très pénétré des grandes leçons de ces trois artistes, très digne d'eux, en même temps profondément original, comprenant la nature, comprenant l'art antique, capable d'attendrir et de troubler, et aussi croyant que la littérature et l'art devaient redevenir français et chrétiens, apportant une poétique nouvelle, et, ce qui vaut mieux, une imagination à renouveler presque toutes les formes de l'art littéraire, un grand poète apparaît vers 1800, ferme le xvin siècle, quoique en retenant quelque chose, et annonce et presque apporte avec lui tout le dix-neuvième (1).

Le xvin siècle, au regard de la postérité, s'obscurcira donc, s'offusquera, et semblera peu à peu s'amincir entre les deux grands siècles dont il est précédé et suivi. - Cependant n'oublions point, et qu'il a sa vivacité, sa grâce et son joli tour dans les menus objets littéraires, et qu'il a aussi ses nouveautés, ses inventions qui lui sont propres. Il a créé des genres de littérature, ou, si l'on veut, et c'est mieux dire, il a ressuscité des genres de littérature que l'on avait, à très peu près, laissé dépérir. Il a presque créé la littérature politique; il a presque

(1) Voir dans nos Etudes littéraires sur le XIXe siècle l'article sur Chateaubriand. (Lecène Oudin et Cie.)

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