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EPITRE XI.

A MON JARDINIER.

LABORIEUX Valet du plus commode Maître,

Qui, pour te rendre heureux ici-bas, pouvoit naître ?

ANTOINE, Gouverneur de mon Jardin d'Auteuil, Qui diriges chez moi l'If & le Chevre-feuil, 5 Et fur mes Espaliers, induftrieux Génie, Sçais fi bien exercer l'Art de la Quintinie; O! que de mon efprit trifte & mal ordonné,

Ainfi

Notre Poëte travaillant à fon Ode fur la prife de Namur fe promenoit dans les Allées de fon fardin d'Auteüil. Là il tachoit d'exciter fon feu, & s'abandonnoit à l'Enthoufiafme. Un jour il s'aperçut que fon Jardinier l'écoutoit, & l'obfervoit au travers des feuillages. Le Jardinier furpris ne fçavoit à quoi attribuer les transports de fon Maitre, & peu s'en fallut qu'il ne le foupçonnat d'avoir perdu l'efprit. Les poftures que le Jardinier faifoit de fon côté, & qui marquoient fon étonnement, parurent fort plaifantes au Maître de forte qu'ils fe donnerent quelque tems la Comédie l'un à l'autre, fans s'en apercevoir. Cela lui fit naitre l'envie de compofer cette Epître, dans laquelle il s'entretient avec fon jardinier, & par des difcours proportionnez aux connoiffances d'un Villageois, il lui explique les difficultez de la Poëfie ; & la peine qu'il y a fur tout d'exprimer noblement & avec élégance, les chofes les plus communes & les plus féches. De là il prend occafion de lui démontrer que le Travail eft néceffaire à l'Homme pour être heureux.

:

Cette Epître fut compofée en 1695. Horace a auffi adressé une Epitre à fon Fermier : c'eft la quatorziéme du premier Livre. Mais ces deux Poëtes ont fuivi des routes differentes. VERS 3. Antoine, Gouverneur de mon Jardin d'Au

Ainfi que de ce champ par toi fi bien orné,

Ne puis-je faire ôter les ronces, les épines, 110 Et des défauts fans nombre arracher les racines!

Mais parle: Raifonnons. Quand du matin au foir, Chez moi pouffant la bêche, ou portant l'arrofoir, Tu fais d'un fable aride une terre fertile,

Et rends tout mon Jardin à tes loix fi docile; 15 Que dis-tu, de m'y voir rêveur, capricieux, Tantôt baiffant le front, tantôt levant les yeux, De paroles dans l'air par élans envolées, Effrayer les Oiseaux perchez dans mes allées ? Ne foupçonnes-tu point, qu'agité du Démon,

Ainfi

teuil] ANTOINE RIQUIE' né à Paris. Mr. Defpreaux
l'avoit trouvé dans cette Maifon lorfqu'il l'acheta en 1685.
& l'a toûjours gardé à son service. Après la compofition
de cette Epitre, la plupart des perfonnes qui alloient voir
l'Auteur, félicitoient Maître Antoine de l'honneur que fon
Maître lui avoit fait; & tous lui envioient une diftin&ion
fi glorieufe. Le P. Bouhours Jéfuite lui en fit compliment
comme les autres : N'eft-il pas vrai, Maître Antoine,
dit-il d'un air railleur : que l'Epître que votre Maître vous a
adreffée, eft la plus belle de toutes fes Pieces? Nenni-da
mon Pere, répondit Maitre Antoine; C'est celle de l'Amour
de Dieu.

lui

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VERS 6. L'Art de la Quintinie. ] JEAN DE LA QUINTINIE, Directeur des Jardins fruitiers & potagers du Roi. Il a réduit en Art la culture des Arbres fruitiers.

.IMIT. Vers 7.0 ! que de mon efprit, &c. ] Horace dans l'Epitre que l'on vient de citer, vers 4.

Certemus, fpinas animone ego fortiùs, an tù
Evellas agro ; & melior fit Horatius „an res.

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20 Ainfi que ce Coufin des quatre Fils Aimon, Dont tu lis quelquefois la merveilleuse histoire, Je rumine, en marchant, quelque endroit du Gri moire :

Mais non: Tu te fouviens qu'au Village on t'a dit, Que ton Maître est nommé, pour coucher par écrit 25 Les faits d'un Roi plus grand en fageffe, en vaillan

ce,

Que Charlemagne aidé des douze Pairs de France, Tu crois qu'il y travaille, & qu'au long de ce mur Peut-être en ce moment il prend Mons & Namur.

Que penferois-tu donc, fi l'on t'alloit aprendre, 30 Que ce grand Chroniqueur des geftes d'Alexandre, Aujourd'hui méditant un projet tout nouveau,

S'a

VERS 20. Ainfi que ce Coufin des quatre Fils Aimon. I MAUG IS, furnommé l'Enchanteur, vaillant & preux Chevalier, lequel au monde n'avoit fon pareil en l'art de Négromancie. L'Hiftoire que nous avons des quatre Fils Aimon, eft fort ancienne. Elle avoit été inventée dans ces tems ou la barba ie & l'ignorance avoient introduit le goût de la Chevalerie. Ces fortes de Romans font fort aimez du peuple groffier; parce qu'ils contiennent des avantures merveilleufes, & des prodiges inoüis.

CHANG. Vers 24. Que ton Maître eft nommé, &c. 1 Ce vers & les deux fuivans étoient ainfi daus la premie re compofition.

Que ton Maître eft gagé pour mettre par écrit
Les faits de ce grand Roi vanté pour sa vaillance
Plus qu'Ogier le Danois, ni Pierre de Provence.

VERS 26. Que Charlemagne aidé des douxe Pairs de France. ] Notre Auteur s'accommode au goût & aux lumieres de fon Jardinier, grand Lecteur d'anciens Romans. Ici il fait allusion à un Ouvrage de cette espéce, intitulé : La

Conquête

35

S'agite, fe déméne, & s'ufe le cerveau,

Pour te faire à toi-même en rimes infenfées
Un bizarre portrait de fes folles pensées ?
Mon Maître, dirois-tu, paffe pour un Docteur,
Et parle quelquefois mieux qu'un Prédicateur.
Sous ces arbres pourtant, de fi vaines fornettes
Il n'iroit point troubler la paix de ces Fauvettes,
S'il lui falloit toujours, comme moi, s'exercer,
40 Labourer, couper, tondre, aplanir, paliffer,

Et dans l'eau de ces puits fans relâche tirée,
De ce fable étancher la foif démesurée.
ANTOINE, de nous deux tu crois donc, je le

voi,

Que

Conquête de Charlemagne, grand Roi de France des Efra-
gnes avec les faits & les geftes des douze Pairs de France
&c. Voyez les Recherches de Pafquier, L. II. c. 9. & 10.
CHANG. Vers 30. Que ce grand Chroniqueur des geftes
d'Alexandre.] Premiere maniere:

Que ce grand Ecrivain des exploits d'Alexandre.

VERS 36. Et parle quelquefois mieux qu'un Prédicateur. ] Voici l'original de cette penfée. Un jour Mr. Defpreaux & Mr. Racine venant de faire leur Cour a Verfailles, fe mirent. dans un Carofle public, avec deux bons Bourgeois qui s'en retournoient à Paris. Ces deux Messieurs étoient conteus de leur Cour: ils furent extrêmement enjoüez pendant tout le chemin, & leur converfation fut la plus vive, la plus brillante, & la plus fpirituelle du monde. Les deux Bourgeois étoient enchan ez, & ne pouvoient se later de marquer leur admiration. Enfin, à la defcente du Caroffe, tandis que l'un d'eux faifoit fon compliment à Mr. Racine, l'autre s'arreta avec Mr. Defpreaux, & l'ayant en b até bien tendren ent : J'ai été en voyage, lui dit-il, avec des Docteurs de Sorbonne, & nên. avec des Religieux, mais je n'ai jamais oui dire defi belles cho jes. En vérité, vous parlex cent fois mieux qu'un Predicateur.

CHANG,

Que le plus occupé dans ce Jardin, c'est toi. 45 O! que tu changerois d'avis, & de langage,

Si deux jours feulement libre du Jardinage,
Tout à coup devenu Poëte & bel Esprit,
Tu t'allois engager à polir un Ecrit,

Qui dit, fans s'avilir, les plus petites choses, 50 Fit,des plus fecs Chardons, des Oeillets & des Roses: Et fçût même au difcours de la Rutticité

Donner de l'élégance & de la dignité;

Un Ouvrage, en un mot, qui, jufte en tous fes ter

mes,

Sçût plaire à Dagueffeau, fçût fatisfaire Termes; 55 Sçût, dis-je, contenter, en paroiffant au jour, Ce qu'ont d'Esprits plus fins & la Ville & la Cour. Bien-tôt de ce travail revenu fec & pâle,

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Et le teint plus jauni que de vingt ans de hâle :

Tu dirois, reprenant ta pelle & ton râteau,

60 J'aime mieux mettre encor cent arpens au niveau, Que d'aller follement, égaré dans les nuës, Me laffer à chercher des vifions cornuës,

Et

CHANG. Vers 46. Si deux jours seulement libre du Jardinage, &c.] Il y avoit dans la premiere compofition :

Si deux jours feulement chargé de mon Ouvrage,

Il te falloit fonger, &c.

CHANG. Vers 51. Et fcüt même au difcours, &c.] Au * lieu de ce vers & des cinq fuivans, l'Auteur n'avoit d'abord fait que ceux-ci :

Et

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