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pour les esprits qui n'ont pas la force de l'y suivre. Son style, nerveux et rapide, précipite les impressions; il réveille, dans un seul trait, une succession d'idées; ou dans une image vive et inattendue, il présente tout le résultat d'une méditation lente et profonde. C'est ainsi que ce grand Homme sait donner à notre Langue ce qu'on lui disputait le plus, la précision qui s'allie à une profondeur vaste, la variété pittoresque et l'originalité des tours qui reproduisent le caractère et le mouvement des idées. En appliquant, le premier parmi nous, le grand Art d'écrire à la Politique et à la Législation, il nous enrichit à la fois d'un nouveau genre de compositions littéraires et d'un nouveau genre de style. Mais l'influence de l'Écrivain, sans être moins générale que celle du Publiciste, a été cependant et devait être moins sensible. La même force de génie qui lui soumit tant de disciples, lui rendait bien difficile de former d'heureux imitateurs.

Cet éloquent Génevois qui fit, à quarante ans, dans la république des Lettres une incursion soudaine et hostile, y trouva dès-lors établie l'autorité de Montesquieu; mais il

avait dans le caractère trop d'originalité, dans le talent, trop d'effervescence, pour n'être qu'un imitateur. Avec ce talent et ce caractère, il fallait que J.-J. Rousseau fût Chef d'école en philosophie aussi bien qu'en éloquence. Les connaissances humaines s'agrandissaient tous les jours; et tous les jours devenaient plus vives cette ardeur pour les Sciences, cette idolâtrie pour les Talens dont la France entière était le temple. Il vient jusque dans leur sanctuaire, plaider la cause de l'ignorance. La Philosophie, comme les Sciences, secouait le joug des Autorités ; elle n'admettait pour preuve que l'expérience, pour arbitre que la raison; il cite la raison elle-même au tribunal de la conscience, et il lui donne pour juge le sentiment intérieur.

Dans le premier de ses Discours, ouvrage faible de composition, imparfait même de style, mais où brillaient déjà par intervalles des éclairs de son talent, il ne fit que dévelop per ces mêmes objections contre les Sciences qu'avait élevées à la fois et victorieusement réfutées l'Auteur des Lettres Persanes. Ce qui mérite plus d'attention, et n'a pas non plus été remarqué, Rousseau, dans toute sa

Philosophie, est parti du même principe que l'Auteur de l'Esprit des Lois, tous deux commençant par établir que la formation des Sociétés a placé les hommes dans un état de guerre. Mais Montesquieu conclut de ce principe la nécessité des lois, Rousseau, leur insuffisance. Il parut vouloir détruire ce que Montesquieu voulait édifier. On le crut du moins, et l'on se trompa. Toutes ses théories philosophiques reposent sur cette opinion, qu'il est pour l'espèce humaine comme pour les individus, une époque de virilité dont elle ne peut s'écarter qu'en marchant à la décrépitude. Ce fut donc, sur ce principe, non pas à l'état d'enfance, c'est à-dire à la vie sauvage, mais à cette espèce de siècle viril, qu'il voulut ramener d'abord les hommes, et il écrivit sur l'éducation; bientôt les Gouvernemens eux-mêmes, et il écrivit sur la nature et sur les fondemens du Pacte Social.

Ainsi, tandis que Montesquieu s'éclairant à chaque pas du flambeau de l'expérience, se dirige constamment vers la recherche des principes applicables à l'état actuel du genre humain, Rousseau paraît trop souvent s'égarer à la poursuite des principes naturels qui, même

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même en les supposant dévoilés, seraient désormais parmi les hommes peu susceptibles sans doute d'une rigoureuse application. Mais dans cette poursuite même, s'il rencontre sur sa route ces grandes vérités morales qui sont de tous les tems, et ne prescriront jamais, il les agite avec toute l'impétuosité de son ardent caractère, il les discute et les prouve avec toute la puissance de sa dialectique inexorable, et il les insinue dans l'ame avec toute la persuasion de cette sensible éloquence qui prête à la raison sévère le charine séducteur de la passion.

les

Il voit l'enthousiasme de la vertu sublimes illusions de l'honneur, et l'empire même des passions, c'est-à-dire le premier mobile, lorsqu'il est bien dirigé, de tout ce qui est grand et généreux, menacés d'une ruine prochaine par les progrès d'un froid égoïsme, d'une avilissante corruption de mours. Son coup d'œil juste cette fois, et profondément philosophique, lui a fait juger qu'il est tems d'opposer aux dépravations de la débauche les erreurs même du sentiment: et la plus orageuse des passions s'exprime enfin dans notre prose avec cette flamme et

cette énergie qu'elle n'avait eues jusqu'alors que dans les chefs-d'œuvres éminens de notre poésie dramatique.

Il veut ramener les hommes à la nature; et il rappelle dans le sein des familles les droits et les devoirs maternels. Dans les préceptes d'éducation qu'il trace pour le premier âge, il n'est souvent que l'interprète des philosophes qui l'ont dévancé; mais ce qu'ils avaient fait voir, il le fait sentir; ce qui n'était que prouvé, il le persuade.

par

des enne

Les Religions sont ébranlées mis redoutables. Il se présente comme l'Apôtre de toutes les Religions, qui renferment les grands principes de la morale naturelle. Il commande la soumission en prêchant la tolérance. Il veut du moins sauver les bases universelles de l'édifice; il les entoure à la fois de grandeur et de bienfaisance, de vénération et d'amour. Je le demande avec confiance, quel est celui de tous les hommes. qui s'est exprimé le plus dignement sur la majesté de Dieu, l'ordre de l'univers, l'ame immortelle et le prix éternel des vertus ? N'est-ce pas ce Philosophe persécuté comme

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