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le prétend La Bruyère lui même, le choix des pensées est invention (a).

Si toutefois l'ingénieux critique se fût borné à mettre en saillie et dans un plus grand jour l'art profond et caché de La Bruyère, il aurait été sans doute plus curieux encore qu'utile: mais il a parcouru la chaîne de ses beautés jusqu'au premier anneau ; il est remonté à leur principe; et c'est ainsi qu'il a rendu ses observations profitables à tous ceux qui, assez justes pour reconnaître dans La Bruyère un modèle, et plus encore un guide excellent, ne regardent pas comme une étude vaine et infructueuse, de chercher quels principes constituaient l'art dans la pensée d'un si habile artiste, et quelle application particulière il a fait de ces principes à son genre de composition.

M. Suard, après avoir remarqué que, pour éviter la monotonie qui semblait inévitable dans une longue suite de peintures et de réflexions, La Bruyère s'était efforcé de changer avec une extrême mobilité de ton et même de sentiment, ajoute : » Et ne croyez pas que ces mouvemens si divers soient l'explosion naturelle d'une âme très-sensible, qui, se livrant à l'impression qu'elle reçoit des objets dont elle est frappée, s'irrite contre un vice, s'indigne d'un ridicule, s'enthousiasme pour les mœurs et la vertu. La Bruyère montre par-tout les sentimens d'un honnête homme; mais il n'est ni apôtre, ni misantrope. Il se passionne, il est vrai; mais c'est comme

(a) Chap. I. Des ouvrages de l'esprit.

le poète dramatique qui a des caractères opposés à mettre en action, Racine n'est ni Néron, ni Burrhus; mais il se pénètre fortement des idées et des sentimens qui appartiennent au caractère et à la situation de ses personnages, et il trouve dans son imagination, exaltée par les sentimens et les idées dont il est plein, tous les traits dont il a besoin pour les peindre

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C'est lorsque ce passage a été connu qu'on a pu se flatter enfin d'avoir une véritable clef, non des peintures satiriques de La Bruyère, mais de son talent et de son esprit. Je dois l'avouer, et je l'avoue sans peine, cette clef m'a beaucoup servi lorsque j'ai essayé de pénétrer dans les secrets du style et de la composition de La Bruyère. Une main plus adroite et plus sûre, pourrait en faire après moi un bien meilleur usage, ponr l'avan tage des lettres, et sur-tout de ce bel art de l'éloquence auquel on ne peut se livrer sans l'aimer passionnement.

Je m'étonne que M. de La Harpe, après avoir lu cette Notice, ait inséré dans son Lycée (a) un article sur La Bruyère où d'excellens traits se rencontrent sans doute, mais où il y a aussi des remarques fausses, ou, qui pis est peut-être, insignifiantes, et véritablement trop disproportionnées avec l'importance de l'ouvrage de La Bruyère et du sien. C'est une critique de journal, qui fut d'abord insérée dans le Mercure où elle était fort à sa place, et transplantée depuis par l'auteur dans un Cours de littérature, où elle me paraît fort déplacée.

(a) Voyez Le Cours de littérature, tome VII,

Plus M. de La Harpe s'est distingué dans la critique littéraire, plus on accorde de poids à son autorité, plus je me suis cru forcé de remarquer l'insuffisance, et quelfois la fausseté de ses aperçus, lorsqu'il s'agit d'un écrivain qui tient dans notre littérature un des rangs les plus distingués. Du reste, il est très-possible que ce soit moi qui me trompe. Tout doit ici m'inspirer une grande défiance, et la faiblesse de mes lumières, et l'habileté de celui que je me permettrais de combattre, avec les égards qu'il mérite, (quoique lui-même en pareil cas, s'en soit trop souvent dispensé), si une semblable discussion ne devait pas avoir dans cette note plus de longueur que d'intérêt.

FIN.

BAUDOUIN ET Ce, IMP. DE L'INSTITUT.

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