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une admiration raisonnée à-la-fois et vivement sentie de l'auteur des Caractères.

« Il n'y a presque point de tour dans l'éloquence qu'on ne trouve dans La Bruyère; et si on y desire quelque chose, ce ne sont pas certainement les expressions, qui sont d'une force infinie, et toujours les plus propres et les plus précises qu'on puisse employer. Peu de gens l'ont compté parmi les orateurs, parce qu'il n'y a pas une suite sensible dans ses Caractères. Nous fesons trop peu d'attention à la perfection de ces fragmens, qui contiennent souvent plus de matière de longs a'iscours, plus de proportion et plus d'art ».

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que

dans tout son ouvrage un esprit juste, On remarque élevé, nerveux, pathétique, également capable de réflexion et de sentiment, et doué avec avantage de eette invention, qui distingue la main des maîtres, et qui carac térise le génie ».

» Personne n'a peint les détails avec plus de feu " plus de fo rce, plus d'imagination dans l'expression qu'on en voit dans ses Caractères. Il est vrai qu'on n'y dans les écrits de Bossuet aussi souvent pas que et de Pascal, de ces traits qui caractérisent non pas

trouve

une passio n ou les vices d'un particulier, mais le genre hunain. Ses portraits les plus élevés ne sont jamais aus si grands que ceux de Fénelon on de Bossuet; ce qui vient en grande partie, de la différence des genres qu'ils ont traités. La Bruyère a cru semble , qu'on ne pouvait peindre les hommes assez petits; et il s'est bien plus attaché à relever leurs ri

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ce me

dicules que leur force. Je crois qu'il est permis de présumer qu'il n'avait ni l'élévation, ni la sagacité, ní la profondeur de quelques esprits du premier ordre. Mais on ne lui peut disputer sans injustice, une forte imagination, un caractère véritablement original, et un génie créateur ».

Il y a ici, ce me semble, quelques opinions pou fondées mais il y a aussi des traits remarquables par leur justesse et leur concision: tels m'ont paru du moins ceux que j'ai soulignés. Ce qui n'est pas médiocrement plaisant, c'est qu'après avoir ainsi caractérisé La Bruyère, Vauvenargues s'étonnait (dans sa première édition) qu'on sentit quelquefois en un si beau génie les bornes de l'esprit humain. Cela prouve, ajoutait-il, qu'il est possible qu'un auteur ait moins de profondeur et de sagacité que des hommes moins pathétiques. Peut-être que le Cardinal de Richelieu était supérieur à Milton. Et il partait de ce curieux rapprochement pour établir un long parallèle entre La Bruyère et Fénelon qu'on ne peut rapprocher que par leurs différences. Les parallèles sont en général des morceaux très-brillans. On y met beaucoup d'esprit, et je crois qu'il ne serait pas impossible d'y mettre de la raison. Il en est à-coup-sûr de très-ingénieux, il en est même d'éloquens ; il en est peut-être de justes.

Ce qui me paraît le plus digne d'observation dans ces fragmens de Vauvenargues, c'est la manière dont` il envisage le moraliste dans La Bruyère qui, s'il faut l'en croire, a pensé qu'on ne pouvait peindre les

hommes assez petits, et s'est bien plus attaché à relever leurs faiblesses que leur force. Cette remarque est au fond assez juste, quoique cependant exagérée dans sa première partie; mais elle devait sur-tout être de la plus grande évidence aux yeux du philosophe qui, doué d'une sensibilité généreuse, plein d'estime, ou si l'on veut, d'indulgence pour l'humanité, loin de sonder le cœur de l'homme pour y trouver les replis dans lesquels se réfugie et se cache le vice, y a cherché sur-tout les resources qu'il conserve pour la vertu observation déjà faite ; une femme (a) qui

par

a

(a) Dans un morceau sur Vauvenargues qui fait partie des Mélanges de littérature publiés par M. Suard. J'en citerai un court passage; remarquable par la finesse des pensées, il a de plus l'avantage de rentrer dans notre sujet.

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la

Qué La Rochefoucault, et ceux qui, comme lui n'ont observé, n'ont déployé que nos misères, plaisent de préfé. rence au plus grand nombre des lecteurs, on en est peu surpris; tant de gens sont ravis qu'on les décourage, pour n'avoir pas honte de se décourager eux-mêmes! Que La Bruyère, que Montagne soient plus généralement goûtés que Vauvenargues, cela peut tenir à la différence du genre, autant qu'à celle du mérite ».

» La Bruyère a peint de l'homme l'effet qu'il produit dans le monde, Montagne les impressions qu'il en reçoit, Vauvenargnes les dispositions qu'il y porte. L'un forme un tableau des traits épars sous nos yeux, l'autre réveille les sensations fugitives ensevelies dans notre mémoire, le troisième va chercher en nous ce que nous n'y pouvons démêler qu'à force d'esprit. La Bruyère nous épargne la peine de la réflexion; Montagne nous conduit à réfléchir; il faut avoir réfléchi pour se plaire avec Vauvenargues, et si peu de gens réfléchissent assez pour profiter même des reflexions des autres ».

beaucoup

beaucoup d'esprit et de talent, et beaucoup de grace dans l'un et dans l'autre. Cependant Vauvenargues luimême finit par s'essayer à peindre des Caractères satiriques. Mais, pour emprunter encore les expressions de l'écrivain déjà cité, ce genre ne pouvait être celui de Vauvenargues. Indulgent dans ses principes autant que noble dans ses penchans et comme lui-même le dit de Fénelon, plus tendre pour la vertu qu'implacable au vice, il ne pouvait manier avec assez de vigueur les armes quelquefois cruelles de la satire.

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avait

Il suit de tout cet examen que Vauvenargues vivement senti presque tous les genres de mérite de La Bruyère, mais qu'il était encore bien loin d'être remonté à leur source, et de s'être rendu raison des richesses du talent, et de la profonde connaissance de l'art qu'ils supposent.

M. Suard fit enfin (a) ce que n'avait pas fait Vauvenargues. Il affirma, comme lui, qu'il n'y a presque point de tour dans l'éloquence qui ne se trouve dans La Bruyère; et il ne se borna point à l'affirmer. II réfuta la critique de Boileau, peu digne en effet d'un tel maître, qui ne pouvait pas ignorer qu'il y a dans l'art d'écrire des secrets plus importans que ce• lui de trouver ces formules qui servent à lier les idées et à unir les parties du discours: et il montra que La Bruyère, en évitant les transitions, s'était imposé

(a) Dans sa notice sur La Bruyère, imprimée pour la première fois dans un Choix de Caractères.

dans l'exécution une tâche tout autrement difficile que celle dont il s'était dispensé. (a).

« Quelque universelle que soit la réputation dont jouit La Bruyère, ajoute M. Suard, il paraîtra peutêtre hardi de le placer, comme écrivain, sur la même ligne que les grands Hommes qu'on vient de citer, (Bossuet, Montesquieu, Voltaire et Rousseau); mais ce n'est qu'après avoir relu, étudié, médité ses Caractères, que j'ai été frappé de l'art prodigieux et des beautés sans nombre qui semblent mettre cet ouvrage au rang de ce qu'il y a de plus parfait dans notre Langue. >>

L'auteur de cette excellente Notice fait connaître ensuite, et ce qui vaux mieux, il fait sentir tous ces différens genres de beautés: il fait sentir aussi l'art prodigieux du style de La Bruyère, tour-à-tour noble et familier,éloquent et railleur, fin et profond, amer et gai. Il analyse avec une égale finesse des mérites si divers, et il les prouve toujours par les plus heureux exemples; adresse qui ne mérite point des louanges médiocres, si ? comme

(a) Tout cela est incontestable: mais j'ai cru voir que La Bruyère, en évitant les transitions, en écrivant par fragmens et par pensées détachées, s'était bien plutôt ménagé des ressources qu'il ne s'était créé des obstacles; et qu'il trouvait constamment dans sa méthode de composition de si précieux avantages pour un talent riche et industrieux comme le sien, que des difficultés bien plus nombreuses, plus effrayantes encore, ne sauraient entrer en comparaison. C'est ce que je me suis efforcé de mettre en évidence dans le texte.

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