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tout dans le Légataire. C'est un phénomène dans les Lettres qu'un sujet si triste et si révoltant, des idées de mort, de spoliation, tournées à la plaisanterie avec une grace naturelle; une action atroce et lugubre devenue sans effort, sous la pluie du Poète, un chef-d'œuvre unique d'enjouement: et, sous un autre aspect, c'est un scandale que le succès d'une pièce où tous les sentimens de la nature, tous les devoirs de la société, sont immolés à la risée publique. Combien cependant il était facile de lui donner un grand but moral! Molière l'eût fait sans doute. Si ce philosophe sublime, si l'Auteur de Tartuffe et du Misantrope, avait traité le sujet du Légataire universel, il n'aurait point laissé à ses successeurs le sujet du Vieux Célibataire. De tous les Quvrages de Regnard c'est celui qui montre le mieux, et les prodigieuses ressources de son esprit, et les bornes. de ses vues morales.

Dufresni, son contemporain, plein d'agrément et d'esprit, mais qui n'égala point Regnard et négligea trop d'imiter Molière, montra plus de sagacité que de profondeur, et moins de gaîté que de finesse.

Le Sage parut au contraire fait pour s'ap procher de Molière et pour remplacer Regnard. Si, après l'auteur du Tartuffe, quelqu'un mérite d'être cité pour les grandes vues morales et la peinture énergique des mœurs, c'est l'auteur de Turcaret ; si, après l'auteur du Légataire, quelqu'un posséda au même degré cette verve intarissable de saillies et d'en jouement, c'est l'auteur de Crispin rival de son Maître. Pourquoi faut-il que Le Sage se soit arrêté dès son entrée dans la carrière? Il y marchait de près sur les traces de ses deux illustres modèles.

Destouches qui vint ensuite, s'en écarta: il voulut épurer la Comédie, et on l'accuse avec raison de l'avoir rendue trop sérieuse. Un mérite qui lui est particulier entre les écrivains de son siècle, c'est ce caractère de dignité qu'il a imprimé surtout au plus célèbre de ses ouvrages, où des situations touchantes sont fondues dans l'ensemble avec ménagement, et laissent reparaître ensuite, sans l'altérer, cette gaîté franche et naturelle qui anime la vraie Comédie.

Ces situations touchantes, La Chaussée

en forma le tissu de ses compositions. Toujours plein d'intérêt et quelquefois même de pathétique, il créa, ou plutôt il renouvela parmi nous un genre qui tient à la Comédie par les personnages, à la Tragédie par la situation ; genre qui justifiait à bien des égards la sévérité des Critiques, mais qui fit naître des ouvrages justement absous par le succès.

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La véritable Comédie sembla dès lors exilée; elle ne fit plus sur notre Scène que de courtes apparitions et à de longs intervalles. Parini quelques Pièces heureuses qui rappellent un meilleur tems, s'élevèrent surtout deux Chefs-d'œuvres, l'un d'invention et de verve, l'autre de finesse et de grace, la Métromanie et le Méchant (1). Mais un pathétique bourgeois prévalut sur le Comique, et dans le Comique même on n'osa plus se livrer à la gaîté naïve et piquante, aux peintures fortes et naturelles. L'influence de

(1) Par une fatalité singulière, de tous les Poètes comiques de cette époque, ceux qui pouvaient parcourir la carrière avec le plus de gloire se sont arrêtés dès les premiers pas. Tel avait été le sort de LeSage; tel fut celui de Gresset.

la Cour de Louis XV se fit sur-tout sentir

dans la Comédie qui doit offrir le tableau des mœurs.

Aux yeux de cette Cour qui n'attachait de prix aux qualités sociales que dans les · manières et dans les discours, le Peintre des vrais caractères, Molière, avait trop méconnu l'urbanité française ; ses Personnages n'étaient point des gens de bonne compagnie; ses mœurs manquaient de politesse et son dialogue d'ornemens. Chacun de nos petits Auteurs voulut passer pour être du beau monde. Les séductions de la vanité servirent encore à répandre la contagion du mauvais goût. On n'eut garde d'imiter Molière. On ne peignit pas, on ne voulut qu'ébaucher avec une grace légère des caractères sans physionomie, des mœurs indécises et artificielles. A la saillie vive et enjouée on fit succéder le froid persifflage, et le jargon néologique à la franchise du style: alors on s'arrogea le titre de Comique du bon ton. Il n'y eut à cela qu'un inconvénient, c'est que la Comédie ne fit plus rire. Ceux qui auraient pu prévenir la décadence de la scène, en furent malheureusement écartés: et ce

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n'était qu'après de longues erreurs qu'elle devait enfin revenir à la nature et aux vrais principes de l'Art.

Si, malgré les divers efforts de plusieurs talens distingués, la Comédie ne put se maintenir à la hauteur où le génie l'avait élevée sous le règne de Louis XIV, il n'en fut pas de même de la Tragédie, destinée à s'ouvrir encore des routes nouvelles. Corneille et Racine ne pouvaient être surpassés; ils eurent du moins dans le dix-huitième siècle d'illustres successeurs et un rival.

Déjà vers le commencement de ce siècle avait paru un Génie inculte, il est vrai, mais fier et tragique. Corneille avait élevé l'amet Racine affecté délicieusement le cœur; Crébillon voulut effrayer l'imagination: il s'éleva sur une scène sanglante, et le but de ses Compositions théâtrales fut la terreur. Un faux système dramatique, des intrigues sans vraisemblance, des situations forcées, des déguisemens, et tous ces petits moyens qui appartiennent plus au Romancier qu'au véritable Poète, ont trop défiguré ses Tragédies; de grands traits épars dans son style

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