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Page 256. Puisque l'un et l'autre exigent le talent de bien peindre et de bien définir, etc.

La Bruyère observe lui-même que tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. C'est le principe, ou si l'on veut, l'axiôme fondamental de sa théorie de l'art d'écrire et cet axiôme est vrai, mais il veut être expliqué. Bien définir pour le grand écrivain n'est pas seulement renfermer des explications plus ou moins justes dans des sentences plus ou moins concises: telle chose pour être définie n'a besoin que d'être montrée, telle autre veut être approfondie, décomposée par l'analyse dans toutes ses parties, exprimée dans ses moindres nuances; tel objet s'explique par un trait, par une métaphore; tel autre par un exemple, par un contraste, par une comparaison, par un parallèle. C'est d'ailleurs à la réunion des détails que tient la vérité de l'ensemble; et c'est en parcourant l'ensemble des objets qu'on peut saisir les rapports et toutes les nuances des détails. Ainsi puisqu'il s'agit d'un écrivain moraliste, bien définir n'est pas seulement pour lui nous apprendre à distinguer telle vertu de telle autre vertu, ou tel vice de tel autre vice; c'est tantôt remonter à leurs tantôt descendre à leurs effets; nous encauses ? seigner quelquefois comment ils s'engendrent les uns les autres en suivre la filiation, en faire, pour ainsi dire, la généalogie et voilà ce que La Bruyère appelle bien définir.

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De même bien peindre n'est pas seulement figurer par des expressions, rappeler par des sons pittoresques ce

qui frappe l'œil ou l'oreille : c'est animer par les tours; par les images et les couleurs, tout ce qui affecte la pensée ; c'est dans le jeu de sa phrase et dans l'allure de son style, dessiner et reproduire tous les mouvemens de son âme et de son esprit, donner un corps à ses idées, et les rendre, en quelque sorte, visibles à l'imagination du lecteur et voilà, si je ne me trompe, ce que La Bruyère appelle bien peindre. Or, c'est ainsi que tout l'esprit d'un auteur consiste à bien peindre et à bien définir.

De quelques jugemens portés jusqu'à ce jour sur le livre des Caractères.

Cet ouvrage out, dès son apparition, un succès extraordinaire; mais il ne paraît pas que les contemporains de La Bruyère aient pénétré tous les secrets de son art: et il ne faut point s'en étonner.

Un livre contient le tableau des mœurs et des caractères du siècle : la vérité de ses peintures alarme le vice et le ridicule. L'envie s'alarme à son tour`; elle consent, pour perdre l'auteur, d'ajouter à l'éclat de l'ouvrage; au bas de ces portraits, vrais ou faux, elle écrit les noms des modèles : le succès s'en

accroît, il gagne la province, il franchit la frontière, et ce livre se répand en Europe, traduit dans toutes les langues: la postérité lui donne son suffrage; et il reste dans le très-petit nombre de ces écrits privilégiés auxquels on revient sans cesse et dont on goûte la lecture comme l'entretien d'un ami plein

d'agrément et de raison, qui nous amuse et nous éclaire.

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Il n'y a rien là de surprenant sans doute: au contraire, ce qui l'eût été beaucoup, c'est qu'on eût démêlé d'abord tout ce qu'il y avait dans ce livre, je ne dirai pas de talent, mais d'artifice et d'habileté. Tel est en général le sort de ces ouvrages toujours plus beaux plus ils sont regardés (a), qu'ils jouissent long-tems de l'estime et de l'admiration, publiques avant que le goût lui-même se soit rendu un compte fidèle de tous les genres de mérite qui justifient leur succès. L'on ne manqua point d'attribuer la vogue surprenante des Caractères aux traits satiriques qu'on y remarqua ou qu'on crut y voir : et il n'est doupas teux que les explications vraies ou hasardées, enfin les clefs satiriques qu'on se permit d'en donner, n'aient contribué beaucoup à augmenter le bruit que fit celivre dès sa naissance. « Peut-être comme l'a remarqué celui de tous nos écrivains (b) qui me paraît avoir senti avec le plus de finesse, jugé avec le plus de goût et fait connaître avec plus d'art, l'art prodigieux du3 ▾ style de La Bruyère, peut-être que les hommes en général n'ont ni le goût assez exercé, ni l'esprit assez éclairé pour sentir tout le mérite d'un ouvrage de génie dès le moment où il paraît, et qu'ils ont besoin d'être avertis de ses beautés par quelque passion particulière qui fixe plus fortement leur attention sur elles.

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(a) Boileau, Epitre à Racine. (b) M. Suard.

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Quoi qu'il en soit, il est du moins certain, (et cela. me paraît digne de remarque), que les contemporains de La Bruyère ont accordé moins de louanges à son style qu'à ses pensées, à son art qu'à son, esprit. Boileau qui dans le siècle du génie a été l'oracle du goût, en faisant du livre des Caractères un éloge insuffisant et peu motivé, observait, assure-t-on, que le moraliste s'était épargné ce qu'il y avait de plus difficile dans l'art d'écrire, le travail des transitions. J'observerai moi même en passant, que l'historien du siècle de Louis XIV, citant avec honneur La Bruyère, n'ajoute pas un seul mot sur l'originalité de son style; lui qui dans un autre ouvrage (a), avait si bien remarqué que la netteté, la concision et quelquefois l'énergie des maximes de La Rochefoucault, avaient concouru à former l'esprit de ses contemporains à la précision et à la justesse, c'est-à-dire, à la raison.

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Ménage fut celui de tous les hommes de lettres du dix-septième siècle (b) qui parut le mieux sentir le mérite de notre philosophe considéré comme écrivain.

« La Bruyère, dit-il, peut passer parmi nous pour un auteur d'une manière nouvelle. Personne avant lui

(a) Les Commentaires sur Corneille.

(b) Parmi les écrivains de ce siècle qui se sont le plus hau tement prononcés en faveur du livre des Caractères, il faut aussi compter le père Bouhours, l'abbé Régner, et l'abbé Fleury, ami de La Bruyère, et son successeur à l'Académie Srançaise.

n'avait trouvé la force et la justesse d'expression qui se rencontrent dans son livre. Il dit en un mot ce qu'un autre ne dit pas aussi parfaitement en six. Ce qui est encore beau chez lui, c'est que nonobstant la hardiesse de ses expressions, il n'y en a point de fausses et qui ne rendent très-heureusement sa pensée. Je doute fort que cette manière d'écrire soit suivie. On trouve bien mieux son compte à suivre le style efféminé. Il faut avoir autant de génie que M. de La Bruyère pour l'imiter, et cela est bien difficile. Il est merveilleux à attraper le ridicule des hommes et à le développer. Ses caractères sont un peu chargés, mais ils ne laissent pas d'être naturels (a) ».

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Les grands écrivains du règne de Louis XIV me semblent avoir été mieux appréciés, et loués bien plus dignement dans le dix-huitième siècle qu'ils ne l'avaient été de leur tems. Cette remarque géneralement vraie, devient sur-tout évidemment juste si nous l'appliquons à La Bruyère (b).

Vauvenargues qui, dans ses Réflexions sur nos poètes et nos orateurs, s'est attaché à caractériser tous ces grands écrivains du dix-septième siècle, y consacre à l'éloge de La Bruyère deux pages qui méritent d'être citées en entier. On y reconnaîtra, si je ne re trompe,

(a) Ménagiana, Tome 2, pag. 334.

(b) On sent que je ne dois pas m'arrêter ici sur quelques traits heureux, mais épars dans divers ouvrages du ‹lix-huitième siècle. Il serait beaucoup trop facile de rassembler un grand nombre de pareils traits.

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