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« S'il se trouve une femme pour qui l'on ait eu une grande passion, et qui ait été indifférente, quelque important service qu'elle nous rende ensuite dans le cours de notre vie, l'on court un grand risque d'être ingrat.

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Ces dernières réflexions détruisent un peu le charme des précédentes: mais les premières du moins sont d'une justesse exquise. Peut-on si bien définir l'amour, et ne l'avoir pas connu? Cela paraît bien difficile. Je n'oserais cependant déterminer jusqu'à quel point, dans un homme tel que La Bruyère, la sagacité de l'esprit pouvait suppléer à l'expérience de l'ame. D'ailleurs, on n'ignore point que la plus violente et la plus douce des passions que puisse nourrir le cœur des hommes est modifiée, dans tous, par la diversité des conjonctures et la dissemblance des caractères : or, parmi les réflexions que La Bruyère fait sur l'amour, j'entends parmi celles qui sont justes, toutes ne me semblent pas être non-seulement le produit des mêmes circonstances, qui ne protiverait rien; mais celui du même caractère ce qui semblerait prouver que La Bruyère n'a pu également sentir tout ce qu'il a si bien exprimé. Il restera toujours certain qu'il ne peut être donné qu'à une âme sensible de pénétrer si avant dans l'intérieur de la passion, lors même qu'elle lui est étrangère.

Page 233....... La Bruyère comme moraliste, etc.

L'on a fait un court extrait de la philosophie morale de La Bruyère, qui n'est pas complet sans doute, mais qui peut suffire du moins pour en donner une idée sommaire. Le voici

Morale ou Doctrine DE LA BRUYÈRE.

« Il n'y a point de maxime qui convienne mieux à tous les hommes, et qui leur soit plus utile, que celle qui leur fait connaître leur inutilité dans le monde, quelqu'élevés qu'ils y soient, et quelque mérite qu'ils puissent avoir, en leur apprenant qu'on ne s'aperçoit pas de leur existence lorsqu'ils meurent, et qu'il se trouve un nombre infini de personnes pour les remplacer. Aussi le sage, qui voit le néant de toutes les grandeurs, ne cherche point à se faire valoir. Il guérit de l'ambition par l'ambition même. Il tend à de si grandes choses, qu'il méprise ce qu'on appelle trésors, postes, fortune, faveur. Il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour remplir son cœur, et pour mériter ses soins et ses desirs. Il a même besoin d'efforts pour ne pas trop les dédaigner. Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple; mais les hommes ne l'accordent guères, et il s'en passe. Il se paye par ses mains de l'application qu'il a à son devoir, par le plaisir qu'il sent à le faire ; et se désintéresse sur les éloges, l'estime et la reconnaissance qui lui manquent quelquefois. Semblable à un couvreur il ne cherche ni à exposer sa vie, ni ne se détourne à la vue du péril. La mort est pour lui un inconvénient, et jamais un obstacle. Il ne regarde dans ses amis que la seule vertu, qui les attache à lui, sans aucun examen de leur bonne ou mauvaise fortune. Il est peu touché des choses rares mais il l'est beaucoup de la vertu. Il ne prétend point ramener les

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autres à son goût et à ses sentimens : il cherche seulement à penser et à parler juste ».

<<< S'il croit devoir mettre au jour le fruit de ses veilles, il a soin de lire son Ouvrage à ceux qui en savent assez pour le corriger et l'estimer; car il n'ignore pas que ne vouloir être ni conseillé, ni corrigé, est un pédantisme. Aussi reçoit-il avec une égale modestie les éloges et la critique qu'on fait de ses productions. La même justesse d'esprit qui lui fait écrire de bonnes choses, lui fait appréhender qu'elles ne le soient pas assez pour mériter d'être lues. Sa docilité à l'égard des juges de ses écrits, n'est cependant pas telle qu'il adhère aveuglément à leur avis sur tout ce qu'ils trouvent de répréhensible. Il n'y a point d'ouvrage si accompli, qui ne fondît tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs, qui ôtent shacun l'endroit qui leur plaît le moins. La règle pour juger d'un livre, est de faire attention s'il élève l'esprit, et s'il inspire des sentimens nobles et courageux : en ce cas, l'ouvrage est bon et fait de main d'ouvrier. Le sage, s'il écrit, n'écrit pas seulement pour être entendu; mais il tâche en écrivant de faire entendre de belles choses. Son attention dans son style, est que sa diction soit pure, et que les termes dont il se sert expriment des pensées nobles, vives, solides, et qui renferment uu très-beau sens. Enfin il tend à la perfection, et sait se consoler si ses contemporains ne lui rendent pas justice. Sans que son ambition en souffre, il sait se passer des charges et des emplois, et il consent volontiers à demeurer tranquille chez lui, et à ne rien faire. Cela

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paraît blamable aux yeux du vulgaire; car très-peu de personnes ont assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, et assez de fond pour remplir le vide du tems sans ce qu'on appelle des affaires. Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom; et que méditer, parler, lire, et être tranquille, s'appelât travailler >>.

Dans la société il est uni, agréable, sans prétention. S'il s'entretient avec quelques personnes, il tâche bien moins à montrer de l'esprit qu'à en faire trouver aux autres. En effet, celui qui est content de soi et de son esprit, l'est toujours de vous parfaitement. Les hommes n'aiment point à vous admirer; ils veulent plaire. Ils ne cherchent pas tant à être instruits et même ́réjouis, qu'à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d'autrui. Lorsqu'il prononce sur quelque chose, il dit modestement qu'elle est bonne ou mauvaise, et les raisons pourquoi elle l'est, au lieu de décider d'un ton impérieux et qui emporte la preuve de ce qu'on avance " ou qu'elle est exécrable ou qu'elle est miraculeuse. Sur les questions qu'on lui fait, il nie ou affirme simplement, c'est-àdire, oui ou non, et il mérite d'être cru. Son caractère jure pour lui, donne créance à ses paroles et lui attire toute sorte de confiance. >>

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Cependant avec de la vertu, de la capacité et une bonne conduite, on peut encore non-seulement ne pas plaire, mais aussi être insupportable. Les manières l'on néglige comme de petites choses, sont souvent ce qui fait que les hommes décident de nous en bien

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Ou en mal. Il est donc très - important de les avoir douces et polies pour prévenir les mauvais jugemens. Il ne faut presque rien pour être cru fier, incivil, méprisant, désobligeant: il faut encore moins pour être estimé tout le contraire. Véritablement, la politesse n'inspire pas toujours la bonté, l'équité, la complai-sance la gratitude; mais elle en donne les apparences et fait paraître l'homme au dehors comme il devrait être intérieurement. Les manières polies donnent cours au mérite, et le rendent agréable. Il faut avoir des qualités bien éminentes pour se soutenir ́sans la politesse, qu'on peut définir : une certaine atten, tion à faire que par nos paroles et par nos manières les autres soient contens de nous et d'eux-mêmes. »

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cc Pour ce qui est deɛ louanges, il y aurait une espèce de férocité à rejeter toutes celles qu'on nous donne. Un homme sage est sensible à toutes les louanges qui lui viennent des gens de bien, qui louent en lui sincèrement des choses louables. Il supporte aussi les mauvais complimens, comme les mauvais caractères, parce qu'il doit y avoir nécessairement dans le commerce des pièces d'or et de la monnaie >>.

« Le sot est toujours prêt à se fàcher et à croire qu'on se moque de lui. Mais le sage, qui n'ignore pas que la moquerie est indigence d'esprit, ne prend pas garde si on rit de lui, parce que ceux qui rient ainsi sont dans le monde ce que les fous sont à la Cour, c'est-à-dire sans conséquence. Dédaignant l'art de se faire valoir, il se donne pour ce qu'il est. Il se défie de la

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